par Valentine Delbos, pour LVSL
Le Venezuela traverse une situation extrêmement tendue et, malheureusement, les médias dominants – donnant une vision très incomplète des événements en cours dans ce pays– n’aident en rien à la compréhension de la situation pour le citoyen lambda se trouvant à des milliers de kilomètres de Caracas. Si tous les journalistes s’accordent à dire que le pays sud-américain traverse une terrible situation économique, rares sont ceux qui se penchent en profondeur sur les multiples raisons qui l’alimentent. Alors que pour l’expliquer la plupart des médias mettent uniquement en avant l’incompétence du gouvernement en matière de gestion et une corruption qui battrait tous les records, diverses voix et jusqu’au président Maduro s’unissent pour dénoncer de leur côté et depuis plusieurs années une guerre économique… que la presse cite peu ou de façon presque sardonique, faisant passer le mandataire pour un affabulateur ou un « complotiste ».
Valentine Delbos, pour LVSL
Valentine.delbos@gmail.com
NOTES :
[1] – Cristina Fernandez réfute les propos d’Obama : l’histoire sert à comprendre le présent – Prensa Latina, 11/04/2015, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2015/04/11/ridiculo-considerar-a-venezuela-una-amenaza-cristina-fernandez-3965.html
[14] – Le portail Dolar Today met à disposition de son public un historique en ligne de l’évolution du dollar parallèle, également téléchargeable en tableau Excel : https://dolartoday.com/historico-dolar/.
[15] Voir De Santiago à Caracas, la main noire de Washington, Franck Gaudichaud, juin 2015, Le Monde Diplomatique – https://www.monde-diplomatique.fr/2015/06/GAUDICHAUD/53071
Source : http://lvsl.fr/venezuela-victime-dune-guerre-economiqueLe Venezuela traverse une situation extrêmement tendue et, malheureusement, les médias dominants – donnant une vision très incomplète des événements en cours dans ce pays– n’aident en rien à la compréhension de la situation pour le citoyen lambda se trouvant à des milliers de kilomètres de Caracas. Si tous les journalistes s’accordent à dire que le pays sud-américain traverse une terrible situation économique, rares sont ceux qui se penchent en profondeur sur les multiples raisons qui l’alimentent. Alors que pour l’expliquer la plupart des médias mettent uniquement en avant l’incompétence du gouvernement en matière de gestion et une corruption qui battrait tous les records, diverses voix et jusqu’au président Maduro s’unissent pour dénoncer de leur côté et depuis plusieurs années une guerre économique… que la presse cite peu ou de façon presque sardonique, faisant passer le mandataire pour un affabulateur ou un « complotiste ».
En effet, il n’est pas de bon ton de
mentionner « l’impérialisme » de ce côté-ci de l’atlantique, et le fait
que l’histoire de l’Amérique latine soit le résultat de plusieurs
siècles de relations tumultueuses avec les Etats-Unis n’a pas l’air
d’attirer l’attention de la plupart des « experts » et autres
éditorialistes, qui ont plutôt l’air de vouloir suivre la doctrine avancée par le président Obama vis-à-vis du sous-continent : « oublions le passé ».
L’histoire : séance d’auto-flagellation ou outil pour comprendre le présent ?
Faut-il oublier le passé ? Il est évidemment fort
commode pour celui qui a commis des exactions de demander à celui qui
les a subies de faire table rase et de « se tourner vers le futur ».
Demander aux Africains de penser à l’avenir, certes, mais comment leur
exiger d’oublier la Françafrique ? Il en va de même en Amérique latine.
On ne balaie pas d’un simple revers de main plus d’un siècle et demi
d’expansionnisme et d’interventionnisme, de diplomatie de la canonnière
ou du « gros bâton », de politique du dollar et d’ingérence continue
dans sous-continent considéré jusqu’il y a encore peu- comme la chasse
gardée ou l’arrière-cour des Etats-Unis.
Il est intéressant de rappeler la réponse de la
présidente de l’Argentine Cristina Fernandez au président Obama après
que celui-ci eu proposé – lors du VII Sommet des Amériques qui se tint à
Panama en avril 2015 – « d’avancer en laissant derrière le passé » :
« Faisons la part des choses, je vois que le
président Barack Obama –il vient de le signaler– n’aime pas beaucoup
l’histoire ou bien qu’il la considère comme peu importante ; au
contraire à moi elle m’aide à comprendre ce qui se passe [aujourd’hui],
ce qui s’est passé et pourquoi, mais surtout à prévenir ce qui pourrait
se produire à nouveau. Nous n’abordons pas l’histoire comme un exercice
de masochisme ou une séance d’auto-flagellation, mais comme un outil
pour comprendre pourquoi nous en sommes arrivés au point où nous nous
trouvons. » [1]
Pour les pays historiquement dominés, la mémoire est
en effet utile pour comprendre le présent et appréhender le futur,
surtout quand les vieilles habitudes perdurent. Car s’il est vrai que le
temps ou les troupes américaines pouvaient débarquer n’importe où dans
la région et y hisser leur drapeau est bien révolu, il serait vraiment
naïf de penser que les Etats-Unis auraient aujourd’hui renoncé à vouloir
continuer de favoriser leurs intérêts au sud du Rio Grande. Avec les
plus grandes réserves de pétrole du monde et un discours pan–latino–américaniste
intolérable, il est tout naturel de considérer le Venezuela comme une
des principales cibles de l’administration étatsunienne. Le président
Obama n’a-t-il pas décrété en mars 2015 « un état d’urgence
nationale suite à la menace inhabituelle et extraordinaire pour la
sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis posée par la
situation au Venezuela » ? [2]
C’est en ayant tous ces éléments en vue qu’il faut
considérer les allégations du gouvernement vénézuélien lorsqu’il déclare
être victime d’une déstabilisation comparable à celle qu’a connue le Chili sous la présidence de Salvador Allende
(1970-1973). Une instabilité qui serait le résultat d’une pression
politique et médiatique incessante, à laquelle il faudrait rajouter une guerre économique aux effets ravageurs.
Pourtant, rares sont les journalistes qui se sont
penchés sérieusement sur cette question, comme si le terme de « guerre
économique » ne pouvait renvoyer qu’à des théories conspirationnistes
nauséabondes issues d’un esprit paranoïaque. Mais c’est faire montre de
beaucoup d’ignorance que de déconsidérer cette pratique qui est loin
d’être neuve dans l’histoire de l’humanité en général et dans la boîte à
outil interventionniste de la politique étrangère américaine en
particulier.
Qu’est-ce que la guerre économique?
La guerre économique a toujours existé ; elle est une
réalité qui a beaucoup été étudiée, autant par les universitaires que
par les experts en questions militaires… et enseignée : ne trouve-t-on
pas une École de Guerre Économique dans le VIIème arrondissement de
Paris ? [3]
Comment la définir ? Selon le géopoliticien Pascal Boniface, il s’agirait de « la mobilisation de l’ensemble des moyens économiques d’un État à l’encontre d’autres États pour accroître sa puissance ». Alors que le temps des conflits frontaux associés aux conquêtes territoriales est révolu, « les conflits d’intérêts entre pays développés ne peuvent désormais trouver d’expression qu’à travers l’affrontement économique ». [4]
Et si selon Clausewitz la guerre représentait la
continuation de la politique par d’autres moyens, il en va de même
aujourd’hui pour la guerre économique qui n’est « qu’un outil qui permet d’atteindre des objectifs qui demeurent fondamentalement d’ordre politique » [5]
Le blocus commercial, économique et financier imposé à
Cuba par les Etats-Unis depuis 1960 est peut-être un des plus clair
exemples. Il convient ici de rappeler l’objectif qui motiva sa mise en
place (sous la présidence de Dwight Eisenhower) avec la lecture d’une
note du 6 avril 1960 -secrète à l’époque mais aujourd’hui déclassifiée-
du sous-secrétaire d’État adjoint aux Affaires interaméricaines, Lester
D. Mallory, dans laquelle celui-ci affirme que :
« la majorité des Cubains soutient Castro » et qu’il « n’existe pas une opposition politique effective », en ajoutant que « le seul moyen prévisible de réduire le soutien interne passe par le désenchantement
et le découragement basés sur l’insatisfaction et les difficultés
économiques (…) Tout moyen pour affaiblir la vie économique de Cuba doit
être utilisé rapidement (…) : refuser de faire crédit et
d’approvisionner Cuba pour diminuer les salaires réels et monétaires
dans le but de provoquer la faim, le désespoir et le renversement du
gouvernement. » [6]
L’on voit bien comment le blocus est utilisé
contre Cuba comme un outil destiné à étouffer l’économie [7] dans un but
politique : provoquer un mécontentement populaire qui provoquerait un
soulèvement puis un changement de gouvernement. Dans cette
variante de la guerre économique, l’affrontement est ouvert, officiel,
et montre clairement la volonté d’une puissance de faire plier un
gouvernement ennemi.
Le Chili du début des années 70 est aussi un grand
cas d’école mais dans une autre modalité de la guerre économique :
celle-ci qui allie volonté géostratégique d’une puissance extérieure
(les Etats-Unis) et groupes d’intérêts locaux opposé au gouvernement en
place (grand patronat, oligarchie locale).
Petit rappel des faits.
En pleine guerre froide et alors que les Etats-Unis
craignent que la révolution menée par Fidel Castro à Cuba n’aide à
propager le « virus rouge » en Amérique latine, un président
démocratiquement élu -Salvador Allende- menace de mettre en place une
transition vers le socialisme à base de nationalisations et d’une
redistribution plus équitable de la richesse. Une situation d’autant
plus intolérable pour le républicain Richard Nixon que le nouveau
gouvernement chilien menace directement les intérêts des multinationales
américaines présentes dans le pays, notamment l’entreprise téléphonique
ITT. [8]
Orchestrée par le conseiller à la sécurité
nationale Henry Kissinger, la stratégie suivie par les Etats-Unis et ses
services secrets n’aura d’autre but que de préparer le terrain pour le
coup d’Etat du général Pinochet (11/09/1973) : les documents
-aujourd’hui déclassifiés- du Conseil de Sécurité Nationale montrent
noir sur blanc les efforts déployés par l’administration américaine pour
« déstabiliser économiquement » le Chili entre 1970 et 1973. [9]
Le directeur de la CIA ne prend pas de détours pour décrire les projets de son agence dès 1970 : « Faire
tomber [le gouvernement d’] Allende par un coup d’État est notre
objectif ferme et persistant. (…) Il est impératif que ces actions
soient mises en place de façon clandestine et sûre afin que le
Gouvernement des Etats-Unis et la main américaine reste bien cachée ». De son côté, le président Nixon ordonne lui-même a son agence de renseignement de « faire hurler l’économie » chilienne afin de renverser Allende. [10]
Plus de 40 ans après les faits, personne n’oserait
aujourd’hui mettre en doute qu’une complexe stratégie de déstabilisation
a été mise en place par les Etats-Unis contre le gouvernement du Chili
du président Allende (s’appuyant sur l’oligarchie locale, la droite
chilienne ainsi que la presse d’opposition) et que le volet économique y
a joué un rôle prépondérant.
Peut-on faire un parallèle entre le Chili d’Allende et le Venezuela d’aujourd’hui ?
Les faits montrent donc bien clairement que les
guerres économiques sont une réalité et qu’elles ont déjà été utilisées
par les Etats-Unis afin de promouvoir leurs intérêts. Pourquoi n’est-il
donc pas permis de donner le bénéfice du doute au gouvernement
vénézuélien lorsque celui-ci dénonce les manigances du patronat local et
une ingérence de ce pays ?
Comme au Chili, l’oligarchie locale
vénézuélienne n’avait-t-elle pas intérêt à se défaire le plus rapidement
possible de la « révolution bolivarienne » venue bousculer le vieil
ordre établi et des privilèges qui maintenaient dans la pauvreté la
majorité de la population d’un pays extrêmement riche ?
N’est-il pas naturel de penser que les Etats-Unis verraient d’un mauvais
œil la fin des prérogatives concédées par le passé à ses
multinationales, qui bénéficiaient auparavant d’avantages insolents dans
l’industrie pétrolière ?
La réponse aura tendance à varier selon que l’on plutôt anti ou pro-gouvernement… Mais
n’est-ce pas justement le rôle des journalistes que d’enquêter, démêler
le vrai du faux afin d’extraire la vérité lorsque deux visions
s’affrontent, au-delà de tout soupçon militant ?
Il est très intéressant de noter ce qu’il s’est
produit lors d’un débat organisé récemment par la chaîne France 24
autour de la situation au Venezuela. [11]
Un des intervenants (qui soit dit en passant est
d’origine chilienne) attire l’attention des téléspectateurs sur la
ressemblance entre les évènements en cours au Venezuela depuis le début
de l’expérience bolivarienne [12] et la situation de déstabilisation au
Chili sous le gouvernement d’Allende.
Face à lui, le journaliste et « spécialiste » du
Venezuela François-Xavier Freland nie d’emblée toute possibilité de
comparaison entre ces deux pays, écartant avec une arrogante facilité la possibilité d’un quelconque rôle que pourraient avoir les Etats-Unis dans ce dossier
et tournant perfidement au ridicule une théorie qui mériterait au moins
que tout journaliste digne de ce nom et s’intéressant à l’Amérique
latine se penche un tant soit peu sur le sujet.
Mais non, pour M. Freland, « c’est toujours la
stratégie de la victimisation (…) on nous sort à chaque fois la même
chose, c’est les américains derrière, c’est la CIA, etc. ». Mais que pouvait-on espérer de l’auteur du livre Qui veut la peau d’Hugo Chavez ? (2012), dans lequel le journaliste estime que « c’est
le président vénézuélien lui-même qui est entré dans un forme de
paranoïa après le coup d’Etat manqué contre lui en avril 2002 » ! Un raisonnement qui laisse pantois ! Si être victime d’un coup d’état – dont l’implication du gouvernement des Etats-Unis a été prouvée –
n’est pas une raison suffisante pour avoir le droit de devenir ne
serait-ce qu’un tout petit peu… prudent, on se demande bien ce qui
pourrait le justifier !
François-Xavier Freland procède à un déni de faits
historiques, malgré la présence de preuves flagrantes, à des fins
politiques, en recourant à la rhétorique de l’épouvantail
qui consiste à présenter la position de son adversaire de façon
volontairement erronée. On frôle de près la limite du négationnisme,
avec au final un parti pris désolant et surtout grave du point de vue
professionnel pour celui dont la maison d’édition présente comme le plus grand spécialiste du Venezuela.
Les faits et la déontologie journalistique
L’aspect le plus alarmant de cette histoire, c’est
que le rôle du journaliste, dans nos sociétés démocratiques, est
d’informer, d’éclairer, de rapporter des faits qui mis en contextes
aideront les citoyens à se forger une opinion la plus objective possible
sur les événements du monde. Une responsabilité consacrée dans la Charte de déontologie de Munich (ou Déclaration des devoirs et des droits des journalistes), qui stipule parmi ses devoirs :
I. Respecter la vérité (…) et ce en raison du droit que le public a de connaître la vérité.
IV. Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste (…).
Et comment croire que M. François-Xavier Freland, ce
« grand spécialiste du Venezuela », ne connait pas la réalité du
terrain, les antécédents géopolitiques et l’histoire de la région ?
Mais gardons espoir qu’il saura faire preuve de
professionnalisme et mettre en pratique le VIème devoir de la Charte
mentionnée ci-dessus (rectifier toute information publiée qui se révèle
inexacte) : nous ne pouvons que l’inviter à visionner une émission
récemment diffusée par la chaîne Telesur qui aborde justement le sujet du parallèle entre le chili d’Allende et le Venezuela d’aujourd’hui.
En effet, dans une interview du 02 mai dernier, M. Joan Garcés,
avocat, Prix Nobel alternatif (1999) et officier de l’Ordre du Mérite
de France (2000) pour ses contributions au droit international dans la
lutte contre l’impunité des dictatures, ancien assesseur du Directeur
général de l’Unesco et visiting-fellow de l’Institute for Policy Studies
de Washington, présente une toute autre analyse de la situation en
soulignant le parallèle existant entre les deux pays. Ce monsieur, qui
fut collaborateur personnel du président Salvador Allende dès 1970, vécut de l’intérieur les années de déstabilisation qui précédèrent le coup d’État du général Pinochet.
Voici son témoignage (sous-titré en français) :
Qui croire entre MM. Freland et Garcés?
Que disent les faits ?
Y a-t-il oui ou non une guerre économique au
Venezuela ? Évidemment le fait de soulever la question, légitime au vue
de l’histoire du continent et des méthodes antérieurement mises en place
par les Etats-Unis et leurs alliés locaux dans la région, ne signifie
pas rejeter l’entière faute de la situation que traverse le pays à une
ingérence extérieure. Les différents gouvernements de la révolution
vénézuélienne (Chavez jusqu’en 2013 puis Maduro par la suite) ont
sûrement commis de nombreuses erreurs (désorganisation, inefficacité administrative, corruption, etc.), mais pour comprendre la situation complexe dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui il est absolument nécessaire de prendre en compte tous les éléments entrant en jeu,
et ne pas le faire relèverait de la malveillance ou de la manipulation.
Il est donc impossible de faire comme si la guerre économique et la
déstabilisation n’existait pas ou comme s’il s’agissait uniquement d’une
excuse inventée par le pouvoir en place.
Car les preuves abondent, pour qui veut bien se donner la peine de s’informer un tant soit peu. Le gouvernement a longtemps dénoncé l’accaparement de produits de première nécessité par le secteur privé, créant des pénuries et une spéculation
affolante… et n’a-t-on pas découvert des dizaines et des dizaines
d’entrepôts regorgeant de biens de consommation dissimulés durant toutes
ces dernières années (par exemple ici 72 tonnes de lait en poudre) ?
Au sujet du trafic de monnaie, comment se fait-il que « l’opinion publique internationale » ne soit pas informée de l’écoulement massif de billets vénézuéliens en dehors des frontières de ce pays ? En effet, selon les calculs du gouvernement, près de 300 milliards de bolivars
se trouvaient à l’étranger fin 2016, principalement en coupures de
billets de 100 bolivars. Des réseaux bien organisés (et profitant
sûrement parfois des accointances de membres de l’administration) ont
réalisé cette activité dans divers buts:
facilitation du commerce aux frontières (principalement avec la
Colombie), contrebande d’extraction (achats massif de denrées
subventionnées, et donc à bas prix, au Venezuela pour être revendus en
Colombie), blanchiment d’argent, falsification de billets… ayant comme
conséquence une déstabilisation économique importante.
Ici, c’est l’armée vénézuélienne qui intercepte 88 millions de bolivars (vidéo – décembre 2016), et là 16.5 millions de bolivars saisis par la police fluviale colombienne (vidéo – mars 2016).
Plusieurs centaines de millions de bolivars ont ainsi été retrouvés en
Allemagne, en Espagne, à Hong-Kong… mais rares sont les journalistes
occidentaux qui ont abordé ce sujet. Pourtant les indices ne manquent
pas. En février dernier, la police du Paraguay a mis la main sur pas
moins de 25 tonnes de billets vénézuéliens à la frontière avec le Brésil, dans la propriété d’un mafieux local. Transporté vers la capitale, le chargement était si lourd que le camion remorque effectuant le trajet s’est retourné dans un virage.
Mais ce n’est apparemment toujours pas assez pour que l’extraction de
billets soit prise en compte par les analystes de la crise
vénézuélienne, alors qu’il est évident que le fait de retirer autant de
masse monétaire de la circulation oblige l’État à imprime plus de
billets, ce qui fait perdre de la valeur à la monnaie et donc
déstabilise l’économie (alimentation du cycle inflationniste).
Autre problème majeur : la contrebande.
Subventionnés grâce aux politiques sociales du gouvernement, nombre de
produits -du lait en poudre à l’essence- se retrouvent vendus à prix
d’or de l’autre côté de la frontière, en Colombie. Entre les deux pays,
toute une économie de l’extraction s’est développée autour de ce
juteux commerce, sûrement parfois avec l’aide de complices haut placés
des deux côtés. Ce trafic -bien documenté [13]- provoque une véritable
saignée à l’État vénézuélien : en 2014, le gouvernement déclarait que
l’extraction de 45.000 barils d’essence vers la Colombie provoquait des pertes de 2.2 milliards de dollars. De janvier à août de cette même année, les forces armées indiquaient avoir saisi 21.000 tonnes de produits alimentaires destinés à la contrebande, alors que l’administration douanière colombienne considérait à cette époque que ce commerce représentait un volume de 6 milliards de dollars, soit l’équivalent de près de 10% des importations légales du pays.
Et pour finir, le problème du marché noir des devises.
Mis en place par le gouvernement en 2003 pour éviter
une fuite massive des capitaux, le contrôle des changes et de l’accès
aux devises étrangères s’est révélé catastrophique sur le long terme,
provoquant la naissance d’un marché noir de devises étrangères
(principalement le dollar et l’euro). Sollicité par le gouvernement de
Maduro fin 2013, l’économiste français Jacques Sapir avait relevé dans une étude rendue publique
les dangers liés à l’écart grandissant entre taux de change officiel et
taux de change « de la rue », une différence de 1 à 9 à l’époque.
Aujourd’hui, cette différence s’est multipliée par près de 100 !
Mais pour bien comprendre ce problème complexe, il
est nécessaire de prendre en compte deux principaux facteurs qui se
trouvent à l’origine de la situation hyper inflationniste actuelle :
d’une part l’existence légale en Colombie de 2 taux de change
officiels pour les zones frontalières, d’autre part l’existence du site
internet www.dolartoday.com -hébergé aux Etats-Unis- qui officialise les taux du marché noir.
En effet, le 5 mai 2000 , la Banque Centrale de Colombie a institutionnalisé par le biais de la résolution 8-2000 le « Dolar Cucuta« ,
du nom de cette ville de la frontière colombienne, qui établit une
double législation pour l’échange de monnaie : une officielle établie
par la Banque Centrale Colombienne et une autre uniquement pour les
zones frontalières, qui permet aux maisons de change d’établir
elles-mêmes la valeur des devises de façon indépendante.
Le gouvernement vénézuélien demande depuis des années
la suppression de cette résolution -mise en place seulement quelques
mois après l’arrivée de Chavez au pouvoir- l’accusant de fomenter la
contrebande mais surtout de provoquer des distorsions économiques… qui
sont plus que flagrantes. Il y aurait plus de 1000 bureaux de change
légaux et illégaux à Cucuta, et entre 2 et 3000 agents informels qui
vivraient de ce business, comme la jeune Angie qui déclare sans ambages « vivre du Bolivar ».
Quand au site Dolar Today, une enquête de la BBC
a révélé qu’il était géré depuis les Etats-Unis entre autre par un
ex-militaire vénézuélien qui avait participé au coup d’état contre
Chavez en 2002. Devenu la référence pour tous ceux qui souhaitent
acquérir ou vendre des dollars sur le marché noir, il fixe tous les
jours un taux change officieux du bolivar en se basant -selon les dires
de ses responsables- sur les taux de la ville colombienne de Cucuta,
c’est-à-dire sur un critère totalement spéculatif. Ainsi, il alimente
une apparence d’inflation, générant des distorsions dans l’économie qui
vont effectivement engendrer un cycle inflationnaire. Une spirale
difficile à arrêter. Le portail est donc clairement utilisé comme un
outil de déstabilisation économique et politique puisqu’il a des
répercussions directes sur l’économie vénézuélienne, en influant
directement sur l’inflation et donc sur la vie de tous les jours des
vénézuéliens.
Un exemple : alors que le gouvernement tentait
d’établir un dialogue avec l’opposition fin 2016, le taux du « dollar
parallèle » a mystérieusement bondi passant de 1078 bolivars pour 1
dollar le 01 octobre à son niveau le plus haut jamais atteint
jusqu’alors : 4587 bolivars pour 1 dollar le 01 décembre [14].
Il est important de rappeler que le fait de répandre
des informations financières erronées pour manipuler les cours de la
bourse est considéré comme une infraction dans le monde entier -il
existe en droit français le délit de fausse information (article L. 465-2 alinéa 2 du code monétaire et financier)- pourtant la justice américaine a toujours refusé de donner suites aux plaintes de la Banque Centrale Vénézuélienne exigeant de clôturer le site.
Capture d’écran du site Dolar Today, datant du 22/06/2017. La différence entre le « dollar prioritaire » du gouvernement et le « dollar today » -ou de la rue–
est de 1 à 830 ! En effet, le gouvernement change 1 dollar contre 10
bolivars alors que ce même dollar peut être vendu jusqu’à 8.301,71
bolivars au marché noir. Voir : https://dolartoday.com/
Accaparement, trafic de monnaie, contrebande,
spéculation, autant de maux qui fragilisent encore une économie
sérieusement mise à mal depuis plusieurs années. Mais à qui
profite cette situation ? Qui s’enrichit ? Et surtout qui exploite
politiquement le mécontentement de la population vénézuélienne?
Seul le temps dira si les Etats-Unis opèrent
en sous-main afin de promouvoir leurs intérêts au Venezuela [15], mais
il est toutefois inconcevable de ne pas reconnaître aujourd’hui le rôle
de certains acteurs du secteur privé vénézuélien qui usent du sabotage
comme d’un levier économico-politique. Les divers éléments d’une déstabilisation
à grande échelle sont accessibles pour quiconque s’intéresse un tant
soit peu au sujet ; refuser d’aborder cette réalité relève d’une
ignorance totale de la situation sur place ou bien d’une malhonnêteté
journalistique patente.
Et comment ne pas repenser à Salvador Allende
et aux multiples difficultés traversées par son gouvernement durant ses
3 années de mandat, jusqu’au coup d’État du général Pinochet ? Dans le
cas du Chili des années 70-73, nous savons aujourd’hui que les
allégations de déstabilisation politique et économique étaient fondées…
mais comment présentaient les événements les médias de l’époque ?
Aussi, nous sommes en droit de nous demander ce que diront les
historiens dans 30 ans à propos du rôle joué par certains médias et
journalistes dans le cadre du traitement médiatique de l’actuelle crise
vénézuélienne.Valentine Delbos, pour LVSL
Valentine.delbos@gmail.com
NOTES :
[1] – Cristina Fernandez réfute les propos d’Obama : l’histoire sert à comprendre le présent – Prensa Latina, 11/04/2015, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2015/04/11/ridiculo-considerar-a-venezuela-una-amenaza-cristina-fernandez-3965.html
[2]Fact sheet: Venezuela Executive Order – The White House, 09/03/2015, https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2015/03/09/fact-sheet-venezuela-executive-order
[3]Une école de guerre très particulière, David Revault d’Allonnes, Libération, 24/11/2004, http://www.liberation.fr/evenement/2004/11/24/une-ecole-de-guerre-tres-particuliere_500469
[4] Un affrontement qui recouvre de multiples facettes : protectionnisme douanier (contingentements, subventions, dumping,
règlementations, etc.), les manipulations monétaires (dévaluations
compétitives, contrôle des changes, etc.), contrôle des exportations de
capitaux, accès (ou non) à des prêts ou des fonds provenant de bailleurs
internationaux, embargos, boycotts… l’éventail est large, et la
panoplie de mécanismes pouvant se prêter au jeu de la guerre économique
ne peut que continuer de s’agrandir dans une économie mondiale de plus
en plus financiarisée.
[5]La guerre économique, forme moderne de la guerre ?, Eric Bosserelle, Revue française de socio-économie (2011/2 – n°8), https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2011-2-page-167.htm
[6]Memorandum From the Deputy Assistant
Secretary of State for Inter-American Affairs (Mallory) to the Assistant
Secretary of State for Inter-American Affairs (Rubottom), Department of State, Central Files, 737.00/4–660. Secret, Washington, April 6, 1960, https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1958-60v06/d499
[7] Selon le rapport présenté en 2016 par le
gouvernement cubain à l’Assemblée Générale des Nations Unies, les
dommages économiques provoqués par le blocus imposé par les Etats-Unis à
l’île s’élèvent à plus de 4.5 milliards de dollars seulement pour
l’année 2015, et à plus de 125 milliards de dollars (en prix courants)
depuis sa mise en place, en 1962. Voir Bloqueo costó a Cuba el último año más de 4 mmdd, 20/10/2016, La Jornada, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2016/10/20/bloqueo-costo-a-cuba-el-ultimo-ano-mas-de-4-mmdd-embajador.
[8] Voir L’implication d’ITT au Chili (1970-1973), Wikipédia, consulté le 01/06/2017. https://fr.wikipedia.org/wiki/International_Telephone_and_Telegraph#L.27implication_d.27ITT_au_Chili_.281970-1973.29
[9] Voir les documents diffusés par l’institut des Archives de Sécurité Nationale de l’Université George Washington, notamment Chile and the United States: Declassified Documents Relating to the Military Coup, Peter Kornbluh, http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB8/nsaebb8i.htm.
[10]« Make the Economy Scream »: Secret Documents Show Nixon, Kissinger Role Backing 1973 Chile Coup, 10/09/2013, Democracy Now, https://www.democracynow.org/2013/9/10/40_years_after_chiles_9_11
[11]Venezuela : jusqu’où ira la crise ?, 26/04/2017, France 24, http://m.france24.com/fr/20170426-le-debat-partie-1-venezuela-manifestations-nicolas-maduro-chavez-opposants-chaos
[12] Petit rappel : un coup d’état en 2002,
une grève patronale en 2002-2003, déstabilisation politique, médiatique
et économique permanente, stratégie de tension mise en place par les
opposants au gouvernement avec usage de la violence, ingérence de
puissances extérieures et fortes pressions diplomatique… liste non
exhaustive.
[13] – Voir le reportage Comment fonctionne le Bolivars de contrebande depuis la Colombie de la chaîne Telesur (mai 2017, vostfr), ou cette enquête d’investigation plus poussée de la chaîne espagnole RTVE datant de mai 2015.[14] – Le portail Dolar Today met à disposition de son public un historique en ligne de l’évolution du dollar parallèle, également téléchargeable en tableau Excel : https://dolartoday.com/historico-dolar/.
[15] Voir De Santiago à Caracas, la main noire de Washington, Franck Gaudichaud, juin 2015, Le Monde Diplomatique – https://www.monde-diplomatique.fr/2015/06/GAUDICHAUD/53071
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