“Défendez-nous,
vous qui savez écrire !”, demandait une vieille femme à Carpentier et
aux intellectuels qui l’accompagnaient en juillet 1937, lors de son
passage par un petit village de Castille, tout près de la capitale
assiégée. L’écrivain cubain reprit cette anecdote dans les chroniques
sur le IIème congrès International de Défense de la Culture qu’il publia
dans la revue Carteles (1). La demande était justifiée : le peuple espagnol nous défendait tous, les armes à la main.
Sans hommes et sans femmes il n’y a pas de culture. Bertolt Brecht l’avait dit pendant le 1er
congrès, célébré deux années auparavant à Paris : « Ayons pitié de la
culture, mais ayons d’abord pitié des hommes ! La culture sera sauvée
quand les hommes seront sauvés ». Cette première rencontre avait senti
le danger : le nazisme menaçait de s’étendre, pendant que les
bourgeoisies « démocratiques » en Europe misaient sur le fait que les
menaces visaient la jeune Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Être
de gauche, pour les intellectuels des années 30 – tout comme dans les
années 60 ou dans la première décennie du XXIème siècle, après l’espoir
de la révolution bolivarienne – était une prise de position en faveur de
la culture, en faveur des êtres humains qui se référait à des projets
concrets. Mais dans le Paris de 1935 une partie des intellectuels de
gauche s’égarait dans des demandes abstraites et opposait la liberté des
êtres humains et celle des créateurs ou du moins niait tout lien entre
eux.
D’après
ce que rapporte Carpentier, André Malraux, le grand romancier qui avait
été nommé lieutenant-colonel au sein de l’Aviation Républicaine
racontait qu’il avait vu un homme marcher, imperturbable, un grand
rouleau de papier sous le bras, alors que les bombes tombaient sur
Madrid; il lui demanda ce qu’il comptait faire et celui-ci lui précisa :
«ce sont des rouleaux de papier pour changer celui de ma chambre » ;
alors, s’appuyant sur cette métaphore, il déclarait : il y a trop
d’intellectuels qui ne pensent qu’à changer le papier de leurs
chambres ». Mais la gauche avait ses propres divisions : communistes,
sociaux-démocrates (bien que réformistes, ils revendiquaient encore le
marxisme comme base théorique de leurs analyses), staliniens,
trotskistes, anarchistes, libres penseurs, surréalistes.En 1936 devait encore avoir lieu une conférence intermédiaire manquée à Londres, centrée surtout sur les intérêts corporatistes qui s’est terminée en opérette : la réception en frac dans la résidence de son organisatrice. Peu de semaines après il n’y avait plus aucune excuse pour se voiler la face : le soulèvement du général Franco contre la république espagnole et l’ouverture en Allemagne du camp de concentration de Sachsenhausen, reléguait le conflit moral à un point critique (2).
Un poète anglais du XVIIème siècle, John Donne, en avait exposé les raisons les plus profondes :
Aucun homme n’est une île entière à lui tout seul.
Chaque homme est un morceau du continent, une partie d’un tout.
Si
la mer emporte un morceau de terre, toute l’Europe rapetisse, comme
s’il s’agissait d’un promontoire ou de la maison d’un de tes amis, ou
encore de la tienne.
Personne
n’est une île; la mort de n’importe qui m’affecte, parce que je suis
lié à l’humanité toute entière; c’est pour cela que tu ne dois jamais
demander pour qui sonne le glas, il sonne pour toi.
Ernest
Hemingway reprit cette idée pour défendre la cause républicaine dans le
roman qui rapporte ses expériences de ce que l’on appelle la guerre
civile espagnole. Les alternatives en Espagne étaient cependant plus
radicales : d’un côté le fascisme, c’est-à-dire la violence capitaliste
la plus extrême; de l’autre le socialisme, la République des
travailleurs, avec son lot de contradictions et de balbutiements de
nouveau né. En Espagne ce n’était pas un combat pour la survie, comme ce
fut le cas plus tard; c’était un combat pour la vie, parce qu’il
existait un projet alternatif en construction. C’est aussi pour cela que
César Vallejo, un des grands poètes hispano-américains qui a participé
au Congrès de 1937 – aux côtés entre autres de Nicolas Guillén, Pablo
Neruda et Octavio Paz, celui-là même qui rejettera plus tard la cause
populaire, s’adresse symboliquement aux enfants, au futur, dans un poème
extraordinaire intitulé : Espagne, écarte de moi ce calice » :
Enfants
Fils de guerriers,
parlez plus bas maintenant, l’Espagne est en train de distribuer
l’énergie entre le règne animal,
Les fleurs, les comètes et les hommes.
(…)
Respirez plus bas, et si
Votre bras flanche
Si les atèles font du bruit, s’il fait nuit
Si le ciel tient entre deux limbes terrestres,
Si les portes grincent
Si je tarde à rentrer
Si vous ne voyez personne,
si les crayons cassés vous font peur
si la mère Espagne tombe, façon de parler
sortez enfants du monde, allez la chercher !…
Un
peu plus de trente ans s’étaient à peine écoulés après la fin du long
et sanglant combat pour l’indépendance du joug de l’Espagne – après des
siècles de colonialisme – mais qu’importe : près de mille cubains se
sont enrôlés comme soldats de la république pour aller défendre
l’Espagne, l’Humanité toute entière. Quelques uns, comme Pablo de la
Torriente Brau sont tombés au combat.
Le
fascisme a fauché des millions de vies, a déshumanisé les assassins à
un point inimaginable – et est entré physiquement et moralement à
l’intérieur de chaque foyer. Il était impossible de l’ignorer, même pour
une bourgeoisie bien pensante, qui acceptait comme un « mal
inévitable » la pauvreté et la mort des autres, tant qu’elles
n’interféraient pas dans son milieu aseptisé. Lorsque la guerre fut
finie, d’autres alliances « plus civilisées » ont été signées – comme
l’Opération Gladio en Europe, ou l’Opération Condor en Amérique Latine,
ou l’Opération Mangosta et les attaques biologiques à Cuba -, exécutées
par des tueurs à gage qu’il n’était pas nécessaire de connaître ni
d’inviter à déjeuner, ni même de leur sourire car ils étaient payés dans
le plus grand secret.
C’est-à-dire
que la violence capitaliste a pris d’autres formes : au cours de la
décennie suivant la soi-disante victoire, des dizaines de dirigeants
communistes et antifascistes ont été assassinés en Europe. La « guerre
froide » a déplacé la violence d’État, le fascisme, (une maladie
indésirable dans le monde barbare civilisé – comme la malaria ou le
choléra, presque oubliées dans ces pays, mais toujours actives dans le
Sud, où chaque année elles fauchent des milliers de vies) vers la sphère
coloniale et néocoloniale : l’Afrique, l’Asie, l’Amérique Latine. Car
les guerres coloniales en Afrique, les armes chimiques, les bombes au
napalm lancées sur le Vietnam, les dictatures militaires en Amérique
Latine avec leur lot de disparus, les guerres de missiles et de drones
« intelligents » au moyen Orient, la guerre de « basse intensité » au
Venezuela n’ont-elles pas été, ne sont elles pas l’expression de
l’extrême violence impérialiste ?
Cependant,
ceux qui savent écrire préfèrent conserver les honneurs et les prix,
les éditions et les applaudissements. Il arrive parfois aussi qu’ils se
contentent de répéter ce qu’ils lisent des autres, se laissant
intoxiquer par les préjugés et le manque de soleil sur la peau. La
conjuration médiatique dans les pays démocratiques – qui n’avait pas
encore atteint la portée et la sophistication d’aujourd’hui, mais
résolument opposée à toute expérience anticoloniale et socialiste – nous
vendait une Espagne républicaine inexistante. La première victime de la
guerre, c’est la vérité comme on dit, et cela nous rappelle le
Venezuela. Alejo Carpentier essaie de nous la révéler, en décrivant son
passage dans la ville espagnole de Gérone :
On
nous conduit à la Cathédrale. (…) Un bâtiment latéral, transformé en
musée public, renferme les peintures et les pièces d’orfèvrerie du
trésor rituel.(…) Un restaurateur travaille minutieusement, avec ses
couches d’or et ses vernis, tout entier à la tâche de faire revivre la
tête d’une vierge décolorée par le temps…Où se trouve ici les races de
ce vandalisme de masses en folie dont parlent tant les journaux de droite du monde entier ? (3)
Dans une autre de ses chroniques, cette fois sur Valence, il écrit :
Jusqu’à
présent, partout, nous n’avons rencontré qu’ordre et paix. Jamais nous
n’avons vu de scènes telles que celles qui remplissent encore, dans
d’autres pays les innombrables rotogravures sensationnalistes. (…)
Et
il me semble important d’insister sur ce détail , car c’est incroyable
de constater à quel point certains récits influencent le jugement de
personnes censées. Dans un article récent, Paul Claudel lui même,
affirmait de façon insensée – sans même avoir mis les pieds en Espagne –
qu’en territoire républicain toutes les églises, sans exception, avaient
été incendiées…. Si j’avais fait partie du gouvernement de Valence,
j’aurais invité monsieur Claudel à venir faire un tour dans ces régions.
Il se convaincrait que le seul crime commis contre certaines églises –
et cela ne concerne que peu d’entre elles – a été de les transformer en
hôpitaux ou en musées…(4)
Il
y a toujours eu et il y aura toujours des intellectuels d’une grande
dignité, qui ne négocient pas leur engagement avec l’Humanité. Ils ont
répondu présents lorsque l’Espagne a eu besoin d’eux, et ils répondent
présents aujourd’hui pour le Venezuela.
Comment
ne pas penser au Venezuela, 80 ans après ce Congrès qui s’est tenu,
successivement à Valence, Madrid, Barcelone et Paris en juillet 1937,
sous le fracas des bombes, dans une Espagne qui dévorait son autre
moitié, et avec elle tout espoir, préambule de la Seconde Guerre
Mondiale. Suite à un caprice de l’histoire, le cubain Alejo Carpentier,
qui avait vécu des journées intenses de guerre et de solidarité , s’est
établi au Venezuela , à partir de 1945 et jusqu’en 1959. C’est là qu’il a
trouvé , tout comme José Marti, dans la forêt amazonienne, sur le
tempétueux fleuve Orénoque, dans ses villages et ses villes, le cœur de
Notre Amérique.
Pendant
les premières décennies du XIXème siècle, le libérateur Simon Bolivar
avait conduit une armée de libérateurs, pour fonder ou aider à fonder
des républiques indépendantes. Il rêvait d’un seul et grand pays, qui
serait allé du Rio Bravo à la Patagonie. Deux siècles après, dans les
premières décennies du XXIème siècle, le Venezuela a mené une fois de
plus, la croisade libératrice. Ali Primera, chanteur populaire, a donné
un autre sens au son des cloches dans les années les plus difficiles
précédent le triomphe d’Hugo Chavez :
On ne peut pas dire que ceux
qui meurent pour la vie sont morts
C’est pourquoi il est interdit
De les pleurer
Que le glas de tous les clochers
Cesse de sonner.
Aujourd’hui,
comme dans l’Espagne républicaine, au Venezuela, c’est la vie qu’on
défend, c’est à dire un projet anti-néocolonial et anti-impérialiste.
Comme en Espagne, le succès ou l’échec du pouvoir populaire
démocratiquement élu, aura des conséquences telluriques imprévisibles
pour tous les latino-américains et pour l’Humanité. Notre Espagne
d’aujourd’hui – non seulement la frontière mais aussi la tranchée qui
sépare le Passé et le futur, – c’est le Venezuela.
Tout
comme pendant les années précédant la Seconde Guerre Mondiale, il
existe des gouvernements corrompus – dirigés depuis Washington –qui
encouragent, au nom de la Démocratie, la création de groupes fascistes,
dans l’espoir irresponsable qu’ils renversent le processus
révolutionnaire. Depuis leurs positions confortables, quelques savants
(comme en Espagne) dictent des recettes, critiquent ceux qui prennent
les décisions, se jugent plus à gauche dans leurs théories que la
Révolution elle-même ; au point qu’ils marchent coude à coude avec la
droite. La gauche est encore divisée : entre ceux qui pensent que oui,
ceux qui pensent que non, les hétérodoxes, les orthodoxes, les
pragmatiques….
Les
images qui circulent montrent un pays en pleine guerre civile, mais les
troubles, les fameuses “guarimbas” – capables de provoquer des crimes
de haine, comme l’assassinat de jeunes chavistes – dans les moments les
plus forts, avaient lieu dans17 municipalités sur les 335 du pays (au
moment où j’écris ces lignes, les troubles n’ont lieu que dans 7 de ces
municipalités, dont trois dans les quartiers de la bourgeoisie de la
capitale, car Caracas est divisée entre l’Est et l’Ouest, qui sont comme
le Nord et le Sud).
Comme
au temps de l’Espagne insurgée, les appels envers les intellectuels et
les artistes se font au nom de la Culture et de l’Humanité. Mais cela de
suffit pas de nous déclarer « de gauche » et d’assister en tenue de gala à des réceptions syndicalistes. Il
faut écrire pour défendre le peuple vénézuélien, il faut dénoncer la
conjuration comme nous le demandait cette vieille espagnole, parce que
le peuple vénézuélien nous défend aujourd’hui, tous les jours. Si cela
s’avérait nécessaire, il faudrait risquer notre vie aux côtés de ce
peuple. Si un jour, – souhaitons que cela n’arrive pas – il y a une
invasion mercenaire ou impérialiste – préparée par les scènes de
violence provoquée et les mensonges à répétitions – il faudra réinventer
les Brigades Internationales. Et ce jour là je demande d’y participer.
Si le Venezuela, notre mère
Tombe – c’est une façon de parler
Enfants du monde, sortez pour aller la chercher !!
Notes:
1. Alejo Carpentier: “España bajo las bombas, I, II, III y IV” (revista Carteles, septiembre – octubre de 1937), en Crónicas, tomo II, La Habana, Editorial Arte y Literatura, 1976, pp. 205 – 244;
2. Eliades Acosta Matos: Siglo XX: intelectuales militantes, La Habana, Casa Editora Abril, 2007, p. 153;
3. Alejo Carpentier: Ob. cit., p. 210;
4. ——————–: Idem, p. 226 – 227.
Source : http://www.lajiribilla.cu/articulo/venezuela-aparta-de-mi-este-calizTraduction : Pascale Mantel
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