La
frontière avec la Colombie, sur des kilomètres, est un fleuve avec des
maisons d’un côté, des cultures, des terrains de football, de petites
maisons et souvent seulement des plaines, des arbres, des bois.
Celui
qui ne connaît pas ne sait pas qu’il est sur la frontière, que la rive
d’en face, juste là, identique à celle-ci, est un autre pays où se
trouve une grande partie de ce qu’on ne trouve pas ici. La guerre est
là, ici aussi et ce fleuve qui s’écoule en fait partie. On doit
apprendre à observer et à écouter : ce canoë qui passe avec deux
personnes : contrebande ou pêche ?
Là, la
culture du commerce illégal existe depuis longtemps. Avant, ce n’était
as de la contrebande d’extraction, il ne saignait pas le pays,
maintenant, oui. De plus en plus : et non seulement passe l’essence, le
bétail, les aliments du panier de la ménagère, les médicaments, les
billets mais ces derniers temps, l’éventail s’est élargi à d’autres
secteurs comme le plastique, des verres aux pelles à ordures. Toute
méthode est bonne pour les faire passer comme ceux qui s’enveloppent le
corps avec des kilos de viande ou des tablettes d’antibiotiques.
Le
différence du change consécutive à l’attaque de la monnaie transforme
presque tout objet vénézuélien en une marchandise qui génère de
super-bénéfices si elle est vendue de l’autre côté, en Colombie.
70
litres d’essence valent plus qu’un salaire minimum du Venezuela. Un
salaire minimum dans une étape d’hyperinflation de guerre ne suffit pas à
faire vivre une famille. Ni 2 ni 3 salaires minimum. Faire des heures
de queue pour trouver de l’essence n’est pas un problème, c’est une
activité qui rapporte en 1 jour plus d’argent qu’en 1 mois dans l’Etat.
Toute la
zone frontalière avec la Colombie a été attaquée par cette dynamique et
la paroisse de San Camilo, dans l’état d’Apure, n’est pas une
exception. Ses caractéristiques économiques lui donnent la possibilité
de développer sa production : c’est la paroisse la plus productive de
l’Etat en produits lactés avec une moyenne de 200 000 litres par jour et
quelques 25 000 têtes de vaches à lait. Elle a aussi l’agriculture, des
étangs poissonneux. Elle pourrait être prospère mais le meilleur bétail
s’en va en Colombie, une autre partie dans les états du centre, le lait
est acheté par Nestlé et les fromageries privées qui gèrent le marché.
Les prix sont élevés à San Camilo.
Les
causes de cette situation sont variées et s’entrecroisent. Les
producteurs achètent des fournitures – vaccins, produits contre les
parasites, etc… – en provenance de Colombie , ce qui fait monter le prix
de l’élevage et, en conséquence, par exemple, du lait, avec lequel on
fait le fromage. Ils ont besoin, disent-ils, de fournitures bon marché.
Celui qui devrait le garantir, c’est l’Etat, qui pourrait aussi acheter
une partie importante de la production de lait. Rien de tout cela n’est
nouveau, ils ont fait des essais qui ont été freinés, ils sont restés à
mi-chemin. Aujourd’hui, les producteurs sont au milieu de la chaîne et
fonctionnent avec des prix de fournitures de frontière en guerre et la
vente à des intermédiaires privés qui spéculent et font des bénéfices
extraordinaires. Les contrebandiers et les privés gagnent.
Il ne
s’agit pas de les faire passer pour des victimes ni de nier que certains
producteurs préfèrent un super-bénéfice en faisant traverser le fleuve à
son bétail. La question qui se pose est envers l’Etat, les politiques
qui se construisent d’ici, la façon d’aborder ce contexte. Aucun
producteur n’est intéressé pour vendre à l’Etat si le paiement, comme
d’habitude, tarde pendant des mois alors que les prix augmentent tous
les jours, tous, et que Nestlé paie immédiatement. Cela n’est pas
nouveau non plus.
Il y a
des exemples qui montrent que la volonté politique et la coordination
des parties peuvent construire d’autres réalités. Une expérience a été
mise en marche à El Nula, centre de San Camilo, où les institutions, le
Parti Socialiste Uni du Venezuela, le Courant Révolutionnaire Bolívar et
Zamora, les Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production (CLAP)
et les conseils communaux se coordonnent pour faire des opérations de
vente de viande et de poisson aux communautés. Le schéma est le
suivant : on garantit les fournitures aux producteurs qui vendent la
viande à un prix plus bas et grâce à l’organisation populaire, la viande
et le poisson sont vendus directement à la population à 25 000 bolivars
le kilo de viande et 15 000 le kilo de poisson. Le dernier jour, il y a
eu 93 bêtes et 3 000 kilos de poisson pour 19 CLAP.
L’impact
est économique, subjectif et retentit sur l’organisation. C’est une
façon d’affronter collectivement une réalité de plus en plus contraire.
Le cas d’El Nula est un exemple de la façon dont le quotidien économique
prend la forme de batailles quotidiennes : la seule banque du peuple a
cessé de fonctionner pendant 2 mois et le pont d’accès principal – sur
le fleuve Burgua – s’est effondré le 4 octobre dernier. Cette situation a
aggravé les problèmes déjà existants, l’essence est passée à 15 000
bolivars le litre et les billets ont commencé à être revendus avec 60%
d’intérêt. Les besoins de la majorité sont devenus des affaires pour
quelques-uns. Une logique imposée par la guerre qui se répercute sur
l’économie. Dans le cas du pont effondré, on a installé une
micro-société sur chaque rive : 2 000 bolivars pour traverser en canoë,
30 000 en camionnette, des points de vente de nourriture, de glaces et
les 2 rives transformées en piscine pour les enfants.
Comment
se battre contre tout ça ? Les jours de vente de viande et de poisson
sont une possibilité. Ils montrent qu’on peut essayer des solutions qui
comprennent une action de l’Etat coordonnée avec des producteurs et des
communautés organisées en vue de la cogestion. Sans ce triangle, il est
difficile d’imaginer comment desserer le nœud qui se resserre en même
temps que le cadre économique général. Les principales variables
s’aiguisent sur la frontière.
La
question : que faire concrètement ? est au centre des débats, c’est le
premier point de toute conversation. Il ne semble pas possible d’arrêter
la contrebande en arrêtant ceux qui amènent un camion d’essence de
l’autre côté ou plusieurs kilos de viande enroulés autour de son corps.
Il s’agit d’une société frontalière dans un moment de crise, coordonnée
en grande partie autour de cette activité économique où souvent celui
qui n’y est pas mêlé directement a un membre de sa famille qui y est
impliqué. L’attaque doit être menée contre les mafias de la contrebande
qui déplacent des camions, des troupeaux, des milliers de millions. Et
grâce à des politiques qui génèrent les conditions économiques pour que
la production soit rentable et que la culture soit productive.
C’est
facile à écrire mais difficile à faire. En particulier parce que la
frontière est plus qu’une frontière, il y a une architecture organisée
pour renforcer ce cadre. Des bureaux de change colombiens à la politique
du Gouvernement de Colombie qui laisse passer toute la contrebande. La
situation des paroisses frontalières comme San Camilo peut être résolue
par des réponses développées par la volonté des forces locales mais a
besoin de réponses nationales, structurelles. Parce que le problème de
la frontière est l’épicentre de la guerre à laquelle on nous a amenés.
Par là, ils veulent mettre le bolivar à genoux, organiser des pénuries
dans le pays, faire entrer une armée illégale sous commandement
nord-américain.
Nous
sommes dans une guerre où souvent les généraux ennemis sa cachent, sont
invisibles. En particulier quand le champ de bataille est un fleuve qui
sépare deux rives identiques, avec des plaines, des maisons et des
canoës qui passent. C’est un conflit avec une stratégie lâche que nous
devons nommer, expliquer, acculer dans le domaine économique comme dans
le domaine politique. La réalité matérielle, avec toutes les
conséquences qu’elle amène, le demande.
Marco Teruggi
Traduction: Françoise Lopez pour Bolivar Infos
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