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Le Qatar a versé 7 milliards de dollars aux Frères musulmans. En riposte, l'Arabie saoudite en donne 12 à l'armée. Récit d'une lutte discrète mais sans merci.
On comprend désormais davantage pourquoi les
États-Unis et l'Union européenne peinent à sanctionner le nouveau
gouvernement égyptien après la sanglante répression des manifestants
pro-Morsi qui a fait près d'un millier de morts en une semaine. Leur
plus grand allié au Moyen-Orient, l'Arabie saoudite, pèse de tout son
poids pour protéger l'armée égyptienne, de retour aux affaires un an
après l'accession à la présidence du Frère musulman Mohamed Morsi.
"Les
positions de la communauté internationale [sur l'Égypte] ont pris une
étrange direction", s'est ainsi étonné lundi le chef de la diplomatie
saoudienne, le prince Saoud al-Fayçal, qui s'est même montré menaçant :
"Nous n'allons pas oublier ces positions hostiles aux nations arabes et
islamiques si elles sont maintenues", a-t-il ainsi prévenu. Tandis que
l'Union européenne discutait au même moment de la possibilité de
suspendre l'aide financière de 5 milliards d'euros qu'elle a promise à
l'Égypte en 2012, le ministre saoudien a assuré que les pays arabes
étaient prêts à compenser toute sanction occidentale.
Riyad au secours de l'armée
Déjà,
au lendemain de la destitution du président islamiste Mohamed Morsi, le
3 juillet dernier, les monarchies du Golfe avaient annoncé le versement
au nouvel exécutif égyptien de 12 milliards de dollars, dont 5
milliards pour l'Arabie saoudite, 4 pour le Koweït et 3 pour les Émirats
arabes unis. Un geste d'autant plus vital pour Le Caire que,
contrairement à l'aide occidentale versée par le biais de livraisons de
matériel militaire ou d'aide aux ONG, les pétrodollars du Golfe vont
directement alimenter les réserves vides de la banque centrale
égyptienne.
Vendredi, le roi
Abdallah a amplement justifié son soutien au Caire au nom de la "lutte
contre le terrorisme, l'extrémisme et la sédition", autrement dit les
Frères musulmans. Une prise de position rare pour un pays à la
diplomatie habituellement plus feutrée. Grands partenaires de l'Égypte
sous l'ancien régime au nom de l'axe sunnite pro-américain Riyad-Le
Caire, les Saoudiens n'ont pas digéré le renversement de leur "ami
Moubarak" à la suite de la révolution du 25 janvier.
Washington ami des Frères
"La
chute du raïs a constitué un véritable traumatisme en Arabie saoudite,
car les États-Unis ont lâché Moubarak pour se rapprocher par la suite
des Frères musulmans", note le politologue et consultant Karim Sader
(1), spécialiste des monarchies du Golfe. Guidés par leur pragmatisme
politique, les Américains se sont rapidement accommodés du pouvoir
frériste, d'autant plus que les islamistes étaient ultra-libéraux au
niveau économique et qu'ils garantissaient la sécurité d'Israël. Un
véritable camouflet pour Riyad qui cultive une aversion historique pour
la confrérie islamiste.
"Les Frères
musulmans constituant un mouvement islamiste jugé déstabilisateur par
son potentiel révolutionnaire, ils étaient capables à terme de contester
la logique dynastique dans les pays du Golfe", explique au Point.fr
David Rigoulet-Roze (2), chercheur à l'Institut français d'analyse
stratégique (Ifas). Peuplée de 28 millions d'habitants, l'Arabie
saoudite, une monarchie islamiste absolue fondée officiellement en 1932
et dirigée depuis par la dynastie Saoud, n'a pas été épargnée par les
soubresauts du Printemps arabe.
Crainte de contagion
L'est
du pays, riche en pétrole, a été le théâtre en 2011 de manifestations
des chiites, population minoritaire dans le pays (10 %), exigeant la fin
des discriminations à leur encontre. Mais elles ont été étouffées par
une vaste répression policière qui a fait neuf morts. L'arrestation, en
juillet 2012, d'un dignitaire chiite prônant la scission des région
chiites pétrolifères de Qatif et d'Al-Hassa a toutefois relancé la
contestation. Quant aux 90 % de sunnites qui peuplent le royaume, ils
sont majoritairement jeunes, politisés et ne bénéficient que trop peu du
reversement de la manne pétrolière. "Tous les ingrédients d'un
Printemps sont réunis en Arabie saoudite", souligne le politologue Karim
Sader.
Voilà pourquoi l'intervention de
l'armée égyptienne, sous couvert d'une révolution populaire, a été
accueillie à bras ouverts par Riyad. Premier pays à féliciter le nouveau
président égyptien de transition, Adly Mansour, l'Arabie saoudite a
rapidement usé du même vocabulaire belliqueux que l'armée à l'encontre
des manifestants islamistes. Le prince Saoud al-Fayçal les accuse
notamment d'"avoir incendié des bâtiments publics, amassé des armes et
utilisé des femmes et des enfants comme boucliers humains dans une
tentative de gagner les faveurs de l'opinion publique". Il est vrai que
le nouvel homme fort du pays, le général Abdel Fattah al-Sissi, est un
ancien attaché militaire égyptien en Arabie saoudite.
Embarras du Qatar
L'élimination
politique des Frères musulmans a été saluée par l'ensemble des
pétromonarchies du Golfe, à l'exception notable du Qatar, qui a
accueilli les événements avec circonspection. C'est que l'émirat n'a pas
ménagé ses efforts pour soutenir les islamistes "modérés" arrivés au
pouvoir au lendemain du Printemps arabe. "Outre la connivence
idéologique entre cette formation et une partie l'appareil d'État du
Qatar, les Frères musulmans présentaient l'avantage d'avoir la
légitimité des urnes", explique Nabil Ennasri (3), doctorant spécialiste
du Qatar à l'université d'Aix-en-Provence. "Doha avait compris que ce
mouvement devenait l'épicentre de la vie politique de beaucoup de pays
arabes et qu'il valait donc mieux jeter les bases d'une coordination
mutuellement profitable."
Très vite, Doha
a gratifié les Frères d'une aide de 7 milliards de dollars. Car,
contrairement au royaume wahhabite, le conservateur émirat gazier, avec
ses 220 000 nationaux totalement dépolitisés, ne risquait pas d'être à
son tour contaminé par la vague révolutionnaire frériste. S'il n'est pas
allé jusqu'à dénoncer un "coup d'État" à la destitution de Morsi, Doha a
en revanche condamné l'"usage excessif de la force" contre les
partisans islamistes aux abords de la mosquée Rabaa al-Adaweya, qui a
fait il y a une semaine au moins 578 morts et plus de 3 500 blessés.
Erdogan seul au monde
"Le
Qatar se retrouve dans une position délicate, car il ne peut abandonner
les Frères, sur lesquels il a engagé de l'argent, mais il n'a pas les
moyens de s'opposer à l'Arabie saoudite", souligne le politologue Karim
Sader. "L'émirat rompt ainsi avec sa diplomatie agressive et retrouve sa
position passée de médiateur, sous l'impulsion du nouvel émir Tamim ben
Hamad al-Thani". Avec la chute du pouvoir islamiste, l'Arabie saoudite
tient en tout cas sa revanche sur son rival qatari. "En brisant la
transition des Frères, les pétromonarchies ont converti le potentiel
révolutionnaire du Printemps arabe sous forme de logique
contre-révolutionnaire", estime le chercheur David Rigoulet-Roze. Le
seul pays sunnite à avoir osé tenir tête à Riyad n'est pas arabe, c'est
la Turquie.
Depuis l'éviction de la
confrérie islamiste dont est issu son parti, Recep Tayyip Erdogan n'a de
cesse de fustiger l'inaction internationale face au "massacre" en
Égypte, quitte à provoquer une crise de leadership au sein du monde
sunnite. Dimanche, le président turc est allé jusqu'à affirmer qu'il n'y
avait "aucune différence" entre le chef de l'armée Abdel Fattah
al-Sissi et Bachar el-Assad.
(1) Karim Sader, contributeur du dernier numéro de la revue Confluences Méditerranée intitulé Qatar : jusqu'où ? (éditions l'Harmattan).
(2) David Rigoulet-Roze, auteur de Géopolitique de l'Arabie saoudite (éditions Armand Colin) et de L'Iran pluriel (éditions L'Harmattan).
(3) Nabil Ennasri, auteur de L'énigme du Qatar (éditions Iris).