par Serge Halimi,
novembre 2013
Il y a trente ans, fuir le système politique oppressif de leur pays valait aux candidats à l’exil les louanges des pays riches et de la presse. On estimait alors que les réfugiés avaient « choisi la liberté », c’est-à-dire l’Occident. Un musée honore ainsi à Berlin la mémoire des cent trente-six fugitifs ayant péri entre 1961 et 1989 en essayant de franchir le mur qui coupait la ville en deux.
Les centaines de milliers de Syriens, de Somaliens, d’Erythréens qui, en ce moment, « choisissent la liberté » ne sont pas accueillis avec la même ferveur. A Lampedusa, une grue a été requise, le 12 octobre dernier, pour charger sur un navire de guerre les dépouilles de près de trois cents d’entre eux. Le mur de Berlin de ces boat people fut la mer ; la Sicile, leur cimetière. La nationalité italienne leur a été concédée à titre posthume.
Leur décès semble avoir inspiré des responsables politiques européens. Le 15 octobre dernier, M. Brice Hortefeux, ancien ministre de l’intérieur français, estima par exemple que les naufragés de Lampedusa obligeaient à répondre « à une première urgence : faire en sorte que les politiques sociales de nos pays soient moins attractives (1) ». Et il s’en prit aux prodigalités qui attirent les réfugiés vers les côtes du Vieux Continent : « L’aide médicale d’Etat permet à des personnes qui sont venues sur le territoire sans respecter nos règles [d’être soignées gratuitement], alors que, pour les Français, il peut y avoir jusqu’à 50 euros de franchise. »
Il ne lui restait plus qu’à conclure : « La perspective de bénéficier d’une politique sociale attractive est un élément moteur. On n’a plus les moyens de faire cela. » On ne sait si M. Hortefeux imagine aussi que c’est attirés par les aides sociales pakistanaises qu’un million six cent mille Afghans ont trouvé refuge dans ce pays. Ou que c’est pour profiter des largesses d’un royaume dont la richesse par habitant est sept fois inférieure à celle de la France que plus de cinq cent mille réfugiés syriens ont déjà obtenu l’asile en Jordanie.
L’Occident se prévalait il y a trente ans de sa prospérité, de ses libertés comme d’un bélier idéologique contre les systèmes qu’il combattait. Certains de ses dirigeants utilisent dorénavant la détresse des migrants pour précipiter le démantèlement de tous les systèmes de protection sociale. Peu importe à de tels manipulateurs de malheur que l’écrasante majorité des réfugiés de la planète soient presque toujours accueillis par des pays presque aussi misérables qu’eux.
Quand l’Union européenne ne somme pas ces Etats, déjà proches du point de rupture, de « faire cesser le business indigne des embarcations de fortune (2) », elle leur enjoint de devenir son glacis, de la protéger des indésirables en les traquant ou en les détenant dans des camps (3). Le plus sordide est que tout cela n’aura qu’un temps. Car, un jour, le Vieux Continent fera de nouveau appel à de jeunes immigrés pour endiguer son déclin démographique. Alors les discours s’inverseront, les murs tomberont, les mers s’ouvriront...
Serge Halimi
(1) RTL, 15 octobre 2013.
(2)
Tweet de Mme Cecilia Malmström, commissaire européenne aux affaires
intérieures, mettant en cause la Libye et la Tunisie, le 11 octobre
2013.
(3) Lire Alain Morice et Claire Rodier, « Comment l’Union européenne enferme ses voisins », Le Monde diplomatique, juin 2010.