vendredi 15 novembre 2013
Engagées en 2008, les discussions sur l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne
ont abouti le 18 octobre. Un bon présage pour le gouvernement américain, qui espère
conclure un partenariat de ce type avec le Vieux Continent. Négocié en secret, ce projet ardemment
soutenu par les multinationales leur permettrait d’attaquer en justice tout Etat qui ne se
plierait pas aux normes du libéralisme.
Imagine-t-on des multinationales
traîner en justice les gouvernements
dont l’orientation politique
aurait pour effet d’amoindrir leurs
profits ? Se conçoit-il qu’elles
puissent réclamer et obtenir ! une
généreuse compensation pour le
manque à gagner induit par un droit
du travail trop contraignant ou par
une législation environnementale
trop spoliatrice ? Si invraisemblable
qu’il paraisse, ce scénario ne date pas
d’hier. Il figurait déjà en toutes
lettres dans le projet d’accord multilatéral
sur l’investissement (AMI) négocié
secrètement entre 1995 et 1997
par les vingt-neuf Etats membres de
l’Organisation de coopération et de
développement économiques
(OCDE) (1).
Divulguée in extremis,
notamment parLe Monde diplomatique,
la copie souleva une vague de
protestations sans précédent,
contraignant ses promoteurs à la remiser.
Quinze ans plus tard, la voilà
qui fait son grand retour sous un
nouvel habillage.
L’accord de partenariat transatlantique
(APT) négocié depuis
juillet 2013 par les Etats-Unis et
l’Union européenne est une version
modifiée de l’AMI. Il prévoit que les
législations en vigueur des deux côtés
de l’Atlantique se plient aux
normes du libre-échange établies par
et pour les grandes entreprises européennes
et américaines, sous peine
de sanctions commerciales pour le
pays contrevenant, ou d’une réparation
de plusieurs millions d’euros au
bénéfice des plaignants.
D’après le calendrier officiel, les négociations
ne devraient aboutir que
dans un délai de deux ans. L’APT
combine en les aggravant les éléments
les plus néfastes des accords
conclus par le passé. S’il devait entrer
en vigueur, les privilèges des multinationales
prendraient force de loi et
lieraient pour de bon les mains des
gouvernants.
Imperméable aux alternances
politiques et aux mobilisations
populaires, il s’appliquerait de
gré ou de force, puisque ses dispositions
ne pourraient être amendées
qu’avec le consentement unanime
des pays signataires. Il dupliquerait
en Europe l’esprit et les modalités de
son modèle asiatique, l’accord de
partenariat transpacifique (Trans-
Pacific Partnership, TPP), actuellement
en cours d’adoption dans douze
pays après avoir été ardemment promu
par les milieux d’affaires américains.
A eux deux, l’APT et le TPP
formeraient un empire économique
capable de dicter ses conditions hors
de ses frontières : tout pays qui chercherait
à nouer des relations commerciales
avec les Etats-Unis ou
l’Union européenne se verrait
contraint d’adopter telles quelles les
règles qui prévalent au sein de leur
marché commun.
Tribunaux spécialement créés
Parce qu’elles visent à brader des
pans entiers du secteur non marchand,
les négociations autour de
l’APT et du TPP se déroulent derrière
des portes closes. Les délégations
américaines comptent plus de six
cents consultants mandatés par les
multinationales, qui disposent d’un
accès illimité aux documents préparatoires
et aux représentants de
l’administration.
Rien ne doit filtrer.
Instruction a été donnée de laisser
journalistes et citoyens à l’écart des
discussions : ils seront informés en
temps utile, à la signature du traité,
lorsqu’il sera trop tard pour réagir.
Dans un élan de candeur, l’ancien
ministre du commerce américain Ronald
(« Ron ») Kirk a fait valoir
l’intérêt « pratique » de « préserver
un certain degré de discrétion et de
confidentialité (2) ».
La dernière fois
qu’une version de travail d’un accord
en cours de formalisation a été mise
sur la place publique, a-t-il souligné,
les négociations ont échoué une allusion
à la Zone de libre-échange des
Amériques (ZLEA), une version élargie
de l’Accord de libre-échange
nord-américain (Alena) ; le projet,
âprement défendu par M. George W.
Bush, fut dévoilé sur le site Internet
de l’administration en 2001. A quoi la
sénatrice Elizabeth Warren rétorque
qu’un accord négocié sans aucun
examen démocratique ne devrait jamais
être signé (3).
L’impérieuse volonté de soustraire le
chantier du traité américano-européen
à l’attention du public se
conçoit aisément. Mieux vaut
prendre son temps pour annoncer au pays les effets qu’il produira à tous
les échelons : du sommet de l’Etat
fédéral jusqu’aux conseils municipaux
en passant par les gouvernorats
et les assemblées locales, les élus devront
redéfinir de fond en comble
leurs politiques publiques de manière
à satisfaire les appétits du privé dans
les secteurs qui lui échappaient encore
en partie.
Sécurité des aliments,
normes de toxicité, assurance-maladie,
prix des médicaments, liberté du
Net, protection de la vie privée, énergie,
culture, droits d’auteur, ressources
naturelles, formation professionnelle,
équipements publics, immigration
: pas un domaine d’intérêt
général qui ne passe sous les
fourches caudines du libre-échange
institutionnalisé. L’action politique
des élus se limitera à négocier auprès
des entreprises ou de leurs mandataires
locaux les miettes de souveraineté
qu’ils voudront bien leur
consentir.
Il est d’ores et déjà stipulé que les
pays signataires assureront la « mise
en conformité de leurs lois, de leurs règlements
et de leurs procédures » avec
les dispositions du traité. Nul doute
qu’ils veilleront scrupuleusement à
honorer cet engagement. Dans le cas
contraire, ils pourraient faire l’objet
de poursuites devant l’un des tribunaux
spécialement créés pour arbitrer
les litiges entre les investisseurs
et les Etats, et dotés du pouvoir de
prononcer des sanctions commerciales
contre ces derniers.
L’idée peut paraître invraisemblable
; elle s’inscrit pourtant dans la
philosophie des traités commerciaux
déjà en vigueur. L’année dernière,
l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) a ainsi condamné les
Etats-Unis pour leurs boîtes de thon
labellisées « sans danger pour les
dauphins », pour l’indication du pays
d’origine sur les viandes importées,
ou encore pour l’interdiction du tabac
parfumé au bonbon, ces mesures
protectrices étant considérées
comme des entraves au libreéchange.
Elle a aussi infligé à l’Union
européenne des pénalités de plusieurs
centaines de millions d’euros
pour son refus d’importer des organismes
génétiquement modifiés
(OGM).
La nouveauté introduite par
l’APT et le TTP, c’est qu’ils permettraient
aux multinationales de poursuivre
en leur propre nom un pays signataire
dont la politique aurait un
effet restrictif sur leur abattage commercial.
Sous un tel régime, les entreprises
seraient en mesure de contrecarrer
les politiques de santé, de protection
de l’environnement ou de régulation
de la finance mises en place dans tel
ou tel pays en lui réclamant des dommages
et intérêts devant des tribunaux
extrajudiciaires.
Composées de
trois avocats d’affaires, ces cours spéciales
répondant aux lois de la
Banque mondiale et de
l’Organisation des Nations unies
(ONU) seraient habilitées à condamner
le contribuable à de lourdes réparations
dès lors que sa législation
rognerait sur les « futurs profits espérés
» d’une société.
Ce système « investisseur contre
Etat », qui semblait rayé de la carte
après l’abandon de l’AMI en 1998, a
été restauré en catimini au fil des années.
En vertu de plusieurs accords
commerciaux signés par Washington,
400 millions de dollars sont passés
de la poche du contribuable à
celle des multinationales pour cause
d’interdiction de produits toxiques,
d’encadrement de l’exploitation de
l’eau, du sol ou du bois, etc. (4).
Sous
l’égide de ces mêmes traités, les procédures
actuellement en cours dans
des affaires d’intérêt général comme
les brevets médicaux, la lutte antipollution
ou les lois sur le climat et
les énergies fossiles font grimper les
demandes de dommages et intérêts à
14 milliards de dollars.
L’APT alourdirait encore la facture de
cette extorsion légalisée, compte tenu
de l’importance des intérêts en jeu
dans le commerce transatlantique.
Trois mille trois cents entreprises européennes
sont présentes sur le sol
américain par le biais de vingt-quatre
mille filiales, dont chacune peut
s’estimer fondée un jour ou l’autre à
demander réparation pour un préjudice
commercial. Un tel effet
d’aubaine dépasserait de très loin les
coûts occasionnés par les traités précédents.
De leur côté, les pays
membres de l’Union européenne se
verraient exposés à un risque financier
plus grand encore, sachant que
quatorze mille quatre cents compagnies
américaines disposent en Europe
d’un réseau de cinquante mille
huit cents filiales. Au total, ce sont
soixante-quinze mille sociétés qui
pourraient se jeter dans la chasse aux
trésors publics.
Officiellement, ce régime devait servir
au départ à consolider la position
des investisseurs dans les pays en développement
dépourvus de système
juridique fiable ; il leur permettait de
faire valoir leurs droits en cas
d’expropriation. Mais l’Union européenne
et les Etats-Unis ne passent
pas précisément pour des zones de
non-droit ; ils disposent au contraire
d’une justice fonctionnelle et pleinement
respectueuse du droit à la propriété.
En les plaçant malgré tout
sous la tutelle de tribunaux spéciaux,
l’APT démontre que son objectif n’est
pas de protéger les investisseurs,
mais bien d’accroître le pouvoir des
multinationales.
Procès pour hausse du salaire minimum
Il va sans dire que les avocats qui
composent ces tribunaux n’ont de
comptes à rendre à aucun électorat.
Inversant allègrement les rôles, ils
peuvent aussi bien servir de juges que plaider la cause de leurs puissants
clients (5). C’est un tout petit
monde que celui des juristes de
l’investissement international : ils
ne sont que quinze à se partager 55 %
des affaires traitées à ce jour. Evidemment,
leurs décisions sont sans
appel.
Les « droits » qu’ils ont pour mission
de protéger sont formulés de manière
délibérément approximative, et leur
interprétation sert rarement les intérêts
du plus grand nombre. Ainsi de
celui accordé à l’investisseur de bénéficier
d’un cadre réglementaire
conforme à ses « prévisions » par
quoi il convient d’entendre que le
gouvernement s’interdira de modifier
sa politique une fois que
l’investissement a eu lieu.
Quant au
droit d’obtenir une compensation en
cas d’« expropriation indirecte », il
signifie que les pouvoirs publics devront
mettre la main à la poche si
leur législation a pour effet de diminuer
la valeur d’un investissement, y
compris lorsque cette même législation
s’applique aussi aux entreprises
locales. Les tribunaux reconnaissent
également le droit du capital à acquérir
toujours plus de terres, de ressources
naturelles, d’équipements,
d’usines, etc. Nulle contrepartie de la
part des multinationales : elles n’ont
aucune obligation à l’égard des Etats
et peuvent engager des poursuites où
et quand cela leur chante.
Certains investisseurs ont une
conception très extensive de leurs
droits inaliénables. On a pu voir récemment
des sociétés européennes
engager des poursuites contre
l’augmentation du salaire minimum
en Egypte ou contre la limitation des
émissions toxiques au Pérou, l’Alena
servant dans ce dernier cas à protéger
le droit de polluer du groupe américain
Renco (6).
Autre exemple : le
géant de la cigarette Philip Morris,
incommodé par les législations antitabac
de l’Uruguay et de l’Australie, a
assigné ces deux pays devant un tribunal
spécial. Le groupe pharmaceutique
américain Eli Lilly entend se
faire justice face au Canada, coupable
d’avoir mis en place un système de
brevets qui rend certains médicaments
plus abordables. Le fournisseur
d’électricité suédois Vattenfall
réclame plusieurs milliards d’euros à
l’Allemagne pour son « tournant
énergétique », qui encadre plus sévèrement
les centrales à charbon et
promet une sortie du nucléaire.
Il n’y a pas de limite aux pénalités
qu’un tribunal peut infliger à un Etat
au bénéfice d’une multinationale. Il y
a un an, l’Equateur s’est vu condamné
à verser la somme record de 2 milliards
d’euros à une compagnie pétrolière
(7). Même lorsque les gouvernements
gagnent leur procès, ils
doivent s’acquitter de frais de justice
et de commissions diverses qui atteignent
en moyenne 8 millions de
dollars par dossier, gaspillés au détriment
du citoyen. Moyennant quoi les
pouvoirs publics préfèrent souvent
négocier avec le plaignant que plaider
leur cause au tribunal. L’Etat canadien
s’est ainsi épargné une convocation
à la barre en abrogeant hâtivement
l’interdiction d’un additif
toxique utilisé par l’industrie pétrolière.
Pour autant, les réclamations n’en finissent
pas de croître.
D’après la
Conférence des Nations unies sur le
commerce et le développement
(Cnuced), le nombre d’affaires soumises
aux tribunaux spéciaux a été
multiplié par dix depuis 2000. Alors
que le système d’arbitrage commercial
a été conçu dès les années 1950,
il n’a jamais autant rendu service aux
intérêts privés qu’en 2012, année exceptionnelle
en termes de dépôts de
dossiers. Ce boom a créé une florissante
pépinière de consultants financiers
et d’avocats d’affaires.
Le projet de grand marché
américano-européen est porté depuis
de longues années par le Dialogue
économique transatlantique (Trans-
Atlantic Business Dialogue, TABD),
un lobby mieux connu aujourd’hui
sous l’appellation de Trans-Atlantic
Business Council (TABC). Créé
en 1995 sous le patronage de la Commission
européenne et du ministère
du commerce américain, ce rassemblement
de riches entrepreneurs milite
pour un « dialogue » hautement
constructif entre les élites économiques
des deux continents,
l’administration de Washington et
les commissaires de Bruxelles. Le
TABC est un forum permanent qui
permet aux multinationales de coordonner
leurs attaques contre les politiques
d’intérêt général qui tiennent
encore debout des deux côtés de
l’Atlantique.
Son objectif, publiquement affiché,
est d’éliminer ce qu’il appelle les
« discordes commerciales » (trade irritants),
c’est-à-dire d’opérer sur les
deux continents selon les mêmes
règles et sans interférence avec les
pouvoirs publics. « Convergence régulatoire
» et « reconnaissance mutuelle
» font partie des panneaux sémantiques
qu’il brandit pour inciter
les gouvernements à autoriser les
produits et services contrevenant aux
législations locales.
Injuste rejet du porc à la ractopamine
Mais au lieu de prôner un simple assouplissement
des lois existantes, les
activistes du marché transatlantique
se proposent carrément de les réécrire
eux-mêmes. La Chambre américaine
de commerce et BusinessEurope,
deux des plus grosses organisations
patronales de la planète, ont
ainsi appelé les négociateurs de l’APT
à réunir autour d’une table de travail
un échantillon de gros actionnaires
et de responsables politiques afin
qu’ils « rédigent ensemble les textes derégulation » qui auront ensuite force
de loi aux Etats-Unis et dans l’Union
européenne. C’est à se demander,
d’ailleurs, si la présence des politiques
à l’atelier d’écriture commercial
est vraiment indispensable…
De fait, les multinationales se
montrent d’une remarquable franchise
dans l’exposé de leurs intentions.
Par exemple sur la question
des OGM. Alors qu’aux Etats-Unis un
Etat sur deux envisage de rendre
obligatoire un label indiquant la présence
d‘organismes génétiquement
modifiés dans un aliment une mesure
souhaitée par 80 % des consommateurs
du pays , les industriels de
l’agroalimentaire, là comme en Europe,
poussent à l’interdiction de ce
type d’étiquetage.
L’Association nationale
des confiseurs n’y est pas allée
par quatre chemins : « L’industrie
américaine voudrait que l’APT avance
sur cette question en supprimant la labellisation
OGM et les normes de traçabilité.
» La très influente Association
de l’industrie biotechnologique
(Biotechnology Industry Organization,
BIO), dont fait partie le géant
Monsanto, s’indigne pour sa part que
des produits contenant des OGM et
vendus aux Etats-Unis puissent essuyer
un refus sur le marché européen.
Elle souhaite par conséquent
que le « gouffre qui se creuse entre la
dérégulation des nouveaux produits
biotechnologiques aux Etats-Unis et
leur accueil en Europe » soit prestement
comblé (8).
Monsanto et ses
amis ne cachent pas leur espoir que
la zone de libre-échange transatlantique
permette d’imposer enfin aux
Européens leur « catalogue foisonnant
de produits OGM en attente
d’approbation et d’utilisation (9) ».
L’offensive n’est pas moins vigoureuse
sur le front de la vie privée. La
Coalition du commerce numérique
(Digital Trade Coalition, DTC), qui
regroupe des industriels du Net et
des hautes technologies, presse les
négociateurs de l’APT de lever les
barrières empêchant les flux de données
personnelles de s’épancher librement
de l’Europe vers les Etats-
Unis (lire La traque méthodique de
l’internaute révolutionne la publicité).
« Le point de vue actuel de l’Union selon
lequel les Etats-Unis ne fournissent
pas une protection de la vie privée
“adéquate” n’est pas raisonnable »,
s’impatientent les lobbyistes.
A la lumière
des révélations de M. Edward
Snowden sur le système
d’espionnage de l’Agence nationale
de sécurité (National Security Agency,
NSA), cet avis tranché ne manque
pas de sel. Toutefois, il n’égale pas la
déclaration de l’US Council for International
Business (USCIB), un groupement
de sociétés qui, à l’instar de
Verizon, ont massivement approvisionné
la NSA en données personnelles
: « L’accord devrait chercher à
circonscrire les exceptions, comme la
sécurité et la vie privée, afin de
s’assurer qu’elles ne servent pas
d’entraves au commerce déguisées. »
Les normes de qualité dans
l’alimentation sont elles aussi prises
pour cible. L’industrie américaine de
la viande entend obtenir la suppression
de la règle européenne qui interdit
les poulets désinfectés au chlore.
A l’avant-garde de ce combat, le
groupe Yum ! , propriétaire de la
chaîne de restauration rapide Kentucky
Fried Chicken (KFC), peut compter
sur la force de frappe des organisations
patronales. « L’Union autorise
seulement l’usage de l’eau et de la
vapeur sur les carcasses », proteste
l’Association nord-américaine de la
viande, tandis qu’un autre groupe de
pression, l’Institut américain de la
viande, déplore le « rejet injustifié[par
Bruxelles]des viandes additionnées de
bêta-agonistes, comme le chlorhydrate
de ractopamine ».
La ractopamine est un médicament
utilisé pour gonfler la teneur en
viande maigre chez les porcs et les
bovins. Du fait de ses risques pour
la santé des bêtes et des consommateurs,
elle est bannie dans cent
soixante pays, parmi lesquels les
Etats membres de l’Union, la Russie
et la Chine. Pour la filière porcine
américaine, cette mesure de protection
constitue une distorsion de la
libre concurrence à laquelle l’APT
doit mettre fin d’urgence.
« Les producteurs de porc américains
n’accepteront pas d’autre résultat que
la levée de l’interdiction européenne de
la ractopamine », menace le Conseil
national des producteurs de porc
(National Pork Producers Council,
NPPC). Pendant ce temps, de l’autre
côté de l’Atlantique, les industriels
regroupés au sein de BusinessEurope
dénoncent les « barrières qui affectent
les exportations européennes
vers les Etats-Unis, comme la loi américaine
sur la sécurité alimentaire ».
Depuis 2011, celle-ci autorise en effet
les services de contrôle à retirer
du marché les produits d’importation
contaminés. Là encore, les négociateurs
de l’APT sont priés de faire
table rase.
Il en va de même avec les gaz à effet
de serre. L’organisation Airlines for
America (A4A), bras armé des transporteurs
aériens américains, a établi
une liste des « règlements inutiles qui
portent un préjudice considérable
à[leur]industrie » et que l’APT, bien
sûr, a vocation à rayer de la carte. Au
premier rang de cette liste figure le
système européen d’échange de quotas
d’émissions, qui oblige les compagnies
aériennes à payer pour leur
pollution au carbone. Bruxelles a
provisoirement suspendu ce programme
; A4A exige sa suppression
définitive au nom du « progrès ».
Mais c’est dans le secteur de la finance
que la croisade des marchés
est la plus virulente.
Cinq ans après
l’irruption de la crise des subprime,
les négociateurs américains et européens sont convenus que les velléités
de régulation de l’industrie financière
avaient fait leur temps. Le cadre
qu’ils veulent mettre en place prévoit
de lever tous les garde-fous en matière
de placements à risques et
d’empêcher les gouvernements de
contrôler le volume, la nature ou
l’origine des produits financiers mis
sur le marché. En somme, il s’agit purement
et simplement de rayer le
mot « régulation » de la carte.
D’où vient cet extravagant retour aux
vieilles lunes thatchériennes ? Il répond
notamment aux voeux de
l’Association des banques allemandes,
qui ne manque pas
d’exprimer ses « inquiétudes » à propos
de la pourtant timide réforme de
Wall Street adoptée au lendemain de
la crise de 2008. L’un de ses membres
les plus entreprenants sur ce dossier
est la Deutsche Bank, qui a pourtant
reçu en 2009 des centaines de milliards
de dollars de la Réserve fédérale
américaine en échange de titres
adossés à des créances hypothécaires
(10).
Le mastodonte allemand
veut en finir avec la réglementation
Volcker, clé de voûte de la réforme de
Wall Street, qui pèse selon lui d’un
« poids trop lourd sur les banques non
américaines ». Insurance Europe, le
fer de lance des sociétés d’assurances
européennes, souhaite pour sa part
que l’APT « supprime » les garanties
collatérales qui dissuadent le secteur
de s’aventurer dans des placements à
hauts risques.
Quant au Forum des services européens,
organisation patronale dont
fait partie la Deutsche Bank, il s’agite
dans les coulisses des pourparlers
transatlantiques pour que les autorités
de contrôle américaines cessent
de mettre leur nez dans les affaires
des grandes banques étrangères opérant
sur leur territoire.
Côté américain,
on espère surtout que l’APT enterrera
pour de bon le projet européen
de taxe sur les transactions financières.
L’affaire paraît d’ores et
déjà entendue, la Commission européenne
ayant elle-même jugé cette
taxe non conforme aux règles de
l’OMC (11). Dans la mesure où la
zone de libre-échange transatlantique
promet un libéralisme plus débridé
encore que celui de l’OMC, et
alors que le Fonds monétaire international
(FMI) s’oppose systématiquement
à toute forme de contrôle
sur les mouvements de capitaux, la
chétive « taxe Tobin » n’inquiète
plus grand monde aux Etats-Unis.
Mais les sirènes de la dérégulation ne
se font pas entendre dans la seule industrie
financière. L’APT entend ouvrir
à la concurrence tous les secteurs
« invisibles » ou d’intérêt général.
Les Etats signataires se verraient
contraints non seulement de soumettre
leurs services publics à la logique
marchande, mais aussi de renoncer
à toute intervention sur les
fournisseurs de services étrangers
qui convoitent leurs marchés.
Les
marges de manoeuvre politiques en
matière de santé, d’énergie,
d’éducation, d’eau ou de transport se
réduiraient comme peau de chagrin.
La fièvre commerciale n’épargne pas
non plus l’immigration, puisque les
instigateurs de l’APT s’arrogent la
compétence d’établir une politique
commune aux frontières sans doute
pour faciliter l’entrée de ceux qui ont
un bien ou un service à vendre au détriment
des autres.
Depuis quelques mois, le rythme des
négociations s’intensifie. A Washington,
on a de bonnes raisons de croire
que les dirigeants européens sont
prêts à n’importe quoi pour raviver
une croissance économique moribonde,
fût-ce au prix d’un reniement
de leur pacte social. L’argument des
promoteurs de l’APT, selon lequel le
libre-échange dérégulé faciliterait les
échanges commerciaux et serait donc
créateur d’emplois, pèse apparemment
plus lourd que la crainte d’un
séisme social.
Les barrières douanières
qui subsistent encore entre
l’Europe et les Etats-Unis sont pourtant
« déjà assez basses », comme le
reconnaît le représentant américain
au commerce (12). Les artisans de
l’APT admettent eux-mêmes que leur
objectif premier n’est pas d’alléger
les contraintes douanières, de toute
façon insignifiantes, mais d’imposer
« l’élimination, la réduction ou la prévention
de politiques nationales superflues
(13) », étant considéré comme
« superflu » tout ce qui ralentit
l’écoulement des marchandises,
comme la régulation de la finance, la
lutte contre le réchauffement climatique
ou l’exercice de la démocratie.
Il est vrai que les rares études consacrées
aux conséquences de l’APT ne
s’attardent guère sur ses retombées
sociales et économiques. Un rapport
fréquemment cité, issu du Centre européen
d’économie politique internationale
(European Centre for International
Political Economy, Ecipe),
affirme avec l’autorité d’un Nostradamus
d’école de commerce que
l’APT délivrera à la population du
marché transatlantique un surcroît
de richesse de 3 centimes par tête et
par jour… à partir de 2029 (14).
En dépit de son optimisme, la même
étude évalue à 0,06 % seulement la
hausse du produit intérieur but (PIB)
en Europe et aux Etats-Unis à la suite
de l’entrée en vigueur de l’APT.
Encore
un tel « impact » est-il largement
irréaliste, dans la mesure où ses
auteurs postulent que le libreéchange
« dynamise » la croissance
économique ; une théorie régulièrement
réfutée par les faits. Une élévation
aussi infinitésimale serait
d’ailleurs imperceptible. Par comparaison,
la cinquième version de
l’iPhone d’Apple a entraîné aux
Etats-Unis une hausse du PIB huit
fois plus importante.
Presque toutes les études sur l’APT ont été financées par des institutions
favorables au libre-échange ou par
des organisations patronales, raison
pour laquelle les coûts sociaux du
traité n’y apparaissent pas, pas plus
que ses victimes directes, qui pourraient
pourtant se compter en centaines
de millions. Mais les jeux ne
sont pas encore faits. Comme l’ont
montré les mésaventures de l’AMI, de
la ZLEA et certains cycles de négociations
à l’OMC, l’utilisation du « commerce
» comme cheval de Troie pour
démanteler les protections sociales
et instaurer la junte des chargés
d’affaires a échoué à plusieurs reprises
par le passé. Rien ne dit qu’il
n’en sera pas de même cette fois encore.■
par Lori M. wallach
(1) Lire « Le nouveau manifeste
du capitalisme mondial », Le
Monde diplomatique, février 1998.
(2) « Some secrecy needed in
trade talks : Ron Kirk », Reuters,
13 mai 2012.
(3) Zach Carter, « Elizabeth Warren
opposing Obama trade nominee
Michael Froman », Huffington
Post, 19 juin 2013.
(4) « Table of foreign investorstate
cases and claims under NAFTA
and other US “trade” deals »
(PDF), Public Citizen, août 2013.
(5) Andrew Martin, « Treaty disputes
roiled by bias charges »,
Bloomberg, 10 juillet 2013.
(6) « Renco uses US-Peru FTA to
evade justice for La Oroya pollution
» (PDF), Public Citizen,
28 novembre 2012.
(7) « Ecuador to fight oil dispute
fine », Agence France-Presse, 13
octobre 2012.
(8) Commentaires sur l’accord de
partenariat transatlantique, document
du BIO, Washington, DC,
mai 2013.
(9) « EU-US high level working
group on jobs and growth. Response
to consultation by Europa-
Bio and BIO » (PDF), http:
//ec.europa.eu
(10) Shahien Nasiripour, « Fed
opens books, revealing European
megabanks were biggest beneficiaries
», Huffington Post, 10 janvier
2012.
(11) « Europe admits speculation
taxes a WTO problem », Public
Citizen, 30 avril 2010.
(12) Courrier de M. Demetrios Marantis,
représentant américain au
commerce, à M. John Boehner,
porte-parole républicain à la
Chambre des représentants, Washington,
DC, 20 mars 2013, http:
//ec.europa.eu
(13) « Final report. High level
working group on jobs and
growth » (PDF), 11 février 2013,
http: //ec.europa.eu
(14) « TAFTA’s trade benefit : A
candy bar », Public Citizen, 11
juillet 2013.