Theodore Leventakis, grand gaillard volubile de 54
ans, est un as de la débrouille, parfaitement à l'aise dans le dédale
administratif et fiscal de la Grèce qui exaspère tant ses homologues. "Crise ou pas, en Grèce les affaires sont difficiles" , philosophe-t-il. Mais malgré son optimisme indéfectible, aujourd'hui, Theodore est amer.
Au début des années 1980, il était à la tête d'une fabrique de
textile de 1 200 personnes, raconte-t-il avec nostalgie. Basée à
Metamorfosi, une zone industrielle à quelques kilomètres d'Athènes, sa
société, Leventakis textile, fabriquait toutes sortes de vêtements à
partir de coton récolté notamment dans le sud du Péloponnèse, destinés à l'exportation.
Aujourd'hui, M. Leventakis est le patron de 25 personnes. Pas une de
plus. Il a expatrié son usine en Ouzbékistan au milieu des années 1990,
pour toutes sortes de raisons. Les taxes quasi inexistantes, l'énergie
moins chère, et bien entendu les salaires bien moins élevés.
"Deux dollars et demi [2 euros]
la journée" , indique-t-il ...
Son frère Georges a repris à distance la gestion de Leventakis textile, avant que la famille ne décide de tout
vendre en 2001. Depuis, il a refondé une société de recyclage de déchets, mais il regrette.
"Bien sûr, j'aurais aimé garder l'usine ! " confie-t-il, avant de
trancher , fataliste :
"L'industrie du textile est morte en Grèce."
PAYS "LOW COST"
Des histoires comme celle-ci, la Grèce en regorge. Tous les chefs
d'entreprise n'ont pas opté pour l'Ouzbékistan, mais beaucoup ont décidé
de
quitter Athènes pour développer leurs affaires ailleurs, dans des pays "low cost".
Résultat, en dix ans, la production de textile grecque, jadis
florissante, a plongé de 55 % selon l'Elstat, l'institut de statistiques
hellénique. En 2000, le secteur employait 28 715 personnes. Ils
n'étaient plus que 17 600 en 2010. Le textile n'est pas le seul à
avoir décliné. L'
agriculture
a subi un sort comparable avec une production en chute de 18,6 % sur la
période, selon la Fondation pour la recherche économique et
industrielle (IOBE).
Pour les
remplacer ? Les
services ,
dopés par le développement du tourisme et la libéralisation de la
finance et des télécommunications. En une décennie, la part du tertiaire
a grossi de... 83 %. Mais
"les services sont faits pour accompagner l'industrie, pas pour s'y substituer !" , rappelle
Michalis Vasileiadis , économiste à l'IOBE.
Le pays a perdu ses usines. En Grèce, maintenant, tout est importé.
"Même les tomates viennent d'Egypte " ,
se désole Panos Mavridis, éditorialiste dans un journal financier.
Structurellement déficitaire, la balance commerciale a obligé le pays à
s'
endetter pour
compenser le déséquilibre. Expliquant, en partie, la lente déconfiture du pays.
Aux racines du mal ? L'
Europe , accusent les uns ; la Grèce, répondent les autres. La vérité est sans doute entre les deux. Lors de son entrée dans l'
Union européenne puis dans la zone euro, le pays a dû
ouvrir ses frontières,
respecter
les quotas dans l'agriculture, le textile... La Grèce, pays encore très
agricole et peu innovant, n'était tout simplement pas prête à
affronter ces bouleversements.
"UNE BULLE DE CRÉDIT"
D'autant qu'avec l'adoption de l'euro, le coût du travail a dérapé,
augmentant bien plus vite que son économie. Le coût horaire de la
main-d'oeuvre, en tenant compte des gains de productivité, est passé de
10 euros en 1999 à 15,56 euros en 2011, selon les données de Natixis.
Dans le même temps, en
Allemagne , il n'augmentait que de 2 euros.
Il faut reconnaître qu'il était difficile de résister à la tentation de
faire profiter les travailleurs de l'entrée dans l'
Europe .
A l'époque, l'argent coulait à flots : l'adoption de la monnaie unique a
réduit le coût du crédit, qui s'est aligné sur celui de ses
partenaires.
"La Grèce a souffert d'un problème assez général à l'Europe du Sud , explique
Laurence Boone , économiste chez Bank of
America Merrill Lynch.
L'entrée
dans l'euro a provoqué une bulle de crédit. L'illusion de croissance
liée à cet afflux d'argent a occulté la disparition progressive de
l'industrie au profit des "pôles de compétitivité", en Allemagne
notamment. C'est comme lorsqu'on a construit un TGV entre Paris et
Lyon. Au lieu de développer l'industrie à Lyon, les gens sont venus plus
facilement travailler à Paris."
DÉPENSES DE RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT EN PANNE
Voilà pour les responsabilités de l'Europe. Mais le pays a aussi
"fauté". Avec ces facilités de crédits, les entrepreneurs auraient pu
investir dans de nouvelles machines ou dans la recherche. Or l'agriculture ne s'est jamais modernisée. L'industrie non plus.
En 2007, les dépenses de recherche et développement (R & D)
représentaient 0,6 % du PIB, soit trois fois moins que la moyenne de la
zone euro (entre 1,88 % et 1,85 %), souligne M. Vassiliadis, économiste à
l'IOBE. Pourtant les innovations dans le textile sont possibles,
dit-il, en particulier avec le coton bio et les textiles techniques
utilisés dans les hôpitaux ou le
sport ...
Mal utilisé, l'afflux d'euros a aussi contribué à
faire
grossir encore et encore la fonction publique. Les partis politiques
grecs de droite (Nouvelle Démocratie) comme de gauche (Pasok) ont acheté
des voix contre des emplois, au point de
rendre la fonction publique pléthorique.
Le système n'a révolté personne, car tout le monde en a profité. L'Etat faisait même
vivre des micro-
entreprises .
Ainsi de Georges Tselepis. Sa petite société d'outillage et de machines
de construction faisait 35 % de son chiffre d'affaires avec des
société s publiques. Aujourd'hui, il déchante. L'Etat, en faillite, ne paie plus depuis trois ans. Il lui doit 250 000 euros.