Dans une longue tribune publiée dans les colonnes du Guardian, David
Simon, créateur de la série culte The Wire, déplore la rupture de la
société américaine face au capitalisme contemporain et propose ses
solutions pour rétablir l'équité sociale dans un pays au système
politique paralysé.
Invité au Festival des Idées Dangereuses qui s'est tenu du 2 au 4 novembre dernier à Sydney, le journaliste et showrunnerDavid Simon, à qui l'on doit les séries The Wire et Treme,
s'est fendu d'une longue intervention diagnostiquant les maux auxquels
font face l'économie américaine et plus généralement celle des pays
capitalistes occidentaux. De cette conférence, il en est ressorti un
long éditorial, paru sur le site du Guardian, reprenant les arguments développés par Simon. Un discours aux forts accents politisés, qui incitent à repenser l'american way of life dans toute sa profondeur en brossant le portrait d'un siècle de l'économie états-unienne.
"Le spectacle de mon pays est devenu horrible"
Dans
un pays dont la structure et la vie politique ont toujours été
fortement bipolarisées, la fracture s'est néanmoins creusée de manière
alarmante aux yeux de l'ex-reporter du Baltimore Sun. De sa ville
de Baltimore, il déplore que certains quartiers se soient retrouvés
dissociés du reste de l'Amérique, blâmant au passage des campagnes de
lutte contre les trafics de drogue qui s'apparentent désormais plus à
des "chasses aux pauvres" qui a fait des États-Unis l'état le plus
procédurier de l'histoire en termes d'incarcération. Panne du système
éducatif, déclin des revenus familiaux moyens, abandon des services
publics... le diagnostic de Simon est sans appel : "Le spectacle de mon pays est devenu horrible".
Il réserve par ailleurs un pan entier de sa réflexion à la réforme controversée du système d'assurance maladie, cette Obamacare
qui a donné lieu à d'interminables circonvolutions politiques
témoignant de la panne du modèle démocratique américain. Vilipendant
l'inaction et l'hypocrisie des opposants à la réforme, ceux-là même qui
taxent le président Obama de "socialiste" alors que les couvertures
collectives existent déjà dans les entreprises américaine, il s'inquiète
de la paralysie qui a touché le Congrès américain sur le sujet : "Si
vous avez vu la débâcle que fut, et qu'est encore, le débat autour de
quelque chose d'aussi élémentaire qu'une politique de santé publique
dans mon pays ces dernières années, imaginez le spectacle de
l'inefficacité que les Américains offriront au monde quand nous
traiterons de quelque chose d'aussi compliqué que le réchauffement
climatique."
"Ce n'est pas une question de race : c'est une question de classe"
Face à ce déséquilibre social, Simon revendique une analyste marxiste de la situation qu'il résume en ces termes : "l'ultime tragédie du capitalisme de notre temps est qu'il a atteint son statut dominant au mépris de toute convention sociale".
Son principal grief consiste en l'affirmation du capital comme unique
mètre-étalon du baromètre social, prenant à contre-pied les idéaux du
capitalisme du New Deal. Le showrunner précise néanmoins que le
marxisme n'est valable que dans son versant analytique, l'auteur
considérant le marxisme économique comme une impasse.
L'exemple de la réforme de l'Obamacare
est révélatrice à ses yeux de la crainte qu'inspire à une partie de la
population américaine l'idée d'une économie collective étendue à
l'échelle d'un pays entier. Ce sujet, qui lui tient particulièrement à
cœur est particulièrement sensible dans son œuvre, et principalement
dans The Wire : "Le sujet de The Wire, c'était ces gens qui valent moins que rien et qui ne sont plus utiles".
Stringer Bell, Marlo, les dockers de Baltimore... Simon a donné des
traits aux cours des cinq saisons de la série à ces marginaux qui font
face à leur inutilité dans un modèle économique contemporain qui ne leur
a jamais tendu la main. Cette réalité de l'exclusion sociale a entraîné
avec elle une partie de la classe moyenne, incapable d'obtenir des
prêts étudiants pour leurs enfants. Les considérations de race sont
devenues des considérations de classe sociale.
http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=dTIlZUOu0Rc
Le tournant des années 1980
Plus
qu'un simple diagnostic, c'est à une véritable lecture politique et
économique du dernier siècle que se livre David Simon, en identifiant la
fracture entre le capitalisme triomphant de l'après-guerre et celui,
diviseur de la crise économique, au cours des années 1980. Auparavant,
les Etats-Unis se distinguaient par une économie de marché capable de
concilier production de richesse de masse, capacité d'exportation du
modèle et surtout conciliation des intérêts de la main d'oeuvre et du
capital (notamment grâce à une action syndicale plus organisée). Sous la
présidence de Ronald Reagan,
la généralisation de l'économie de la "théorie du ruissellement"
(trickle-down economics), qui consiste à favoriser la réinjection de
l'argent des revenus des classes les plus riches dans l'économie par la
consommation ou l'investissement, notamment par des aménagements fiscaux
qui leur sont favorables. C'est cette orientation que David Simon tient
pour responsable de la perversion actuelle du capitalisme en le
conduisant vers le libéralisme le plus échevelé et incontrôlé.
De
cette évolution du modèle économique, Simon en garde une hostilité
profonde envers le libertarianisme, courant politique anti-étatique qui
fait de plus en plus d'adeptes au sein du parti Républicain et qui prône
l’ingérence la plus minimale possible du corps politique sur
l'individu. Disciples de la philosophe américaine Ayn Rand,
les libertariens (l'un d'entre eux, Rand Paul, fait d'ailleurs partie
des favoris à l'investiture pour l'élection présidentielle de 2016) ont
surtout servi de référents aux idéologues du Tea Party, ce mouvement
politique hétéroclite qui a notamment failli envoyer Sarah Palin à la Maison-Blanche aux côtés de John McCain.
Violemment opposé à leur point de vue, David Simon les considère comme
les stigmates principaux de cette société égocentrée qu'a enfanté le
dérèglement du capitalisme dans les années 80.
Prendre exemple sur l'après-"Jeudi noir"
Sur
le fond, si cette tribune se veut pessimiste voire alarmiste sur l'état
de la société américaine, elle n'est pas dénuée de perspectives plus
favorables. Simon estime que les Etats-Unis s'en sortiront s'ils
prennent exemple sur ce que fut l'attitude du gouvernement américain au
sortir de la crise de 1929. Cela passera donc par un nouveau New Deal
qui, comme en 1932, voulut réformer les marchés financiers et soutenir
étatiquement les classe défavorisées dans la perspective d'un
Etat-providence. Peut-être à ce moment, conclut-il, la réaffirmation
d'un contrat social réel permettra-t-elle de trouver une sortie à l'état
de crise. Encore faut-il, comme le disait Thucydide, que l'histoire
soit un perpétuel recommencement.
Via The Guardian
Julien Lada